Babillard
par Robert Lévesque
Hasard des parutions, je viens de lire trois romans s’immisçant dans le monde du cinéma. Deux français, un italien, tous situés à Hollywood. Le meilleur est l’italien, grand succès d’édition au pays de Fellini ; c’est Charlie Chaplin qui, avant de mourir, va écrire à son garçon, Christopher, le dernier né de son union avec Oona O’Neill. L’affaire débute en 1971 quand Chaplin voit arriver la Faucheuse chez lui à Corsier-sur Vevey la veille de Noël et que, en arrivant à la faire rire, il l’éloigne et gagne un sursis d’un an. Il y a ainsi sept chapitres, tous situés un 24 décembre au soir, de 1971 jusqu’en 1977 (Chaplin est mort le 24 décembre 1977). Chaque fois, ce soir-là, il passe la nuit à écrire à ce fils qu’il chérit.
Christopher (aujourd’hui acteur, on l’a vu jouer Charles Cros dans Rimbaud Verlaine d’Agnieszka Holland) recevra donc, de 9 à 15 ans, ces lettres de son illustrissime père. À chaque fois que la mort repart, pliée en deux, Chaplin s’installe à son petit bureau en bois de buis et il écrit. Non pas à la manière de My Autobiography, ses mémoires qu’il a publiés en Angleterre en 1964 quand il n’avait que 75 ans… Octogénaire, six fois repoussant la mort, il laisse à Christopher la vraie histoire, les diables dans les détails, tout ce qui lui revient, sa naissance dans une forêt sombre de Smethwick, son Amérique et ses 36 boulots, valet d’un barbier qui avait rasé Robert Louis Stevenson, assistant taxidermiste d’un homme qui faillit empailler sa défunte, etc.
Fabio Stassi (sa merveille s’appelle La dernière danse de Charlot, Denoël) s’empare de la vie du cinéaste et acteur en inventant sans vergogne et avec beaucoup d’esprit maintes péripéties drolatiques, probables, pertinentes, intelligentes, précises, avec une connaissance formidable de la vie de Chaplin. La qualité de ce livre n’est pas archivistique, elle est dans la manière dont cet écrivain (sicilien, bibliothécaire à Rome) fait d’une vie telle que celle de Chaplin un vif plaisir de lecture à la manière des fantaisies romanesques de Dickens. On s’y ennuie moins que dans l’autobiographie officielle qui, quoique de la main de Chaplin, ne nous a jamais fait sourire. Sous la plume de Stassi, on a le rire, le sel, l’essentiel de Chaplin.
Aux éditions de L’Olivier avec Le garçon incassable, Florence Seyvos, écrivain et scénariste (entre autres de Camille redouble de Noémie Lvovsky), fait revivre un autre grand du cinéma américain, plus humble et effacé que Chaplin et dont la vie ingrate n’eut rien pour le faire rire et qui d’ailleurs ne ria jamais, Buster Keaton. Une Française débarque à Los Angeles pour poursuivre ses recherches sur le génial auteur de Sherlock Junior et du Mécano de la Générale. Seyvos est documentée, elle prend moins de liberté que Stassi. Tout ou presque y est des débuts, depuis la chute accidentelle dans un escalier dont Joseph Keaton sorti étonnamment indemne, chute qui le mènera au sommet du cinéma muet sous le prénom de Buster… L’incassable. Avec son chapeau plat, ses souliers plats, sa salopette et sa cravate. Florence Seyvos intercale aux épisodes de la carrière de ce fils d’acrobates du Kansas l’histoire d’un autre enfant incassable, un handicapé, le demi-frère de la narratrice dans le monde d’aujourd’hui.
Marie Darrieussecq, sous un titre tronqué emprunté à Duras (Il faut aimer les hommes, P.O.L.), met en scène une actrice française qui boulotte à L.A. entre Matt (Damon), George (Clooney) et Steven (Soderberg) qu’elle tutoie mais qui ne brille pas plus qu’il faut par son talent. Un bout de rôle par ci, un remplacement par là, une promesse vague, bref elle s’emmerderait et songerait à repartir pour Paris si elle n’était pas en amour avec un acteur noir aux dreadlocks de rêve et qui a de l’ambition pour lui seul, entreprenant de tourner sa version de la nouvelle de Conrad, Au cœur des ténèbres. Tournage torride au Congo. Elle va suivre l’équipe. Elle va suer. Attendre. Attendre. Et attendre. Son homme, qu’elle aime vraiment beaucoup, croit plus à son film qu’à cette fille qui lui colle au cul, et il n’a pas trop de temps à lui consacrer. Tout le roman est la description de cette attente. Une femme qui aime, attend. Annie Ernaux a fait mieux dans Passion simple. Le bout de phrase de Duras servant au titre se prolonge ainsi : il faut beaucoup aimer les hommes, beaucoup, beaucoup, sans cela ce n’est pas possible, on ne peut pas les supporter. Cette femme aime beaucoup, beaucoup, et supporte tout. Mais moi, je n’ai pas aimé ce roman…, je ne l’ai pas supporté.
Pialat et Von Trotta
Deux films sur TFO. Le 11 novembre à 21 heures, Nous ne vieillirons pas ensemble de Pialat, son second film, le cru 1972 dans lequel il adapte son propre roman qui se déroule (encore un) dans le monde du cinéma. Un réalisateur marié, mais vivant chez sa maîtresse entraîne celle-ci sur un tournage en Camargue. On assiste à autant de ruptures que de réconciliations jusqu’à la rupture finale. Jean Yanne et Marlène Jobert. Prix d’interprétation à Cannes à Jean Yanne qui était un sacré acteur.
Le 13 novembre à 21 heures, le récent film de Margarethe von Trotta sur la figure de l’intellectuelle Hanna Arendt. Le scénario se concentre sur le procès d’Adolf Eichmann à Jérusalem en 1961. Envoyée pour couvrir ce procès par le New Yorker, elle développe le concept de la banalité du mal. Elle voit le bureaucrate devant le bourreau. Et elle a le courage de l’écrire. Barbara Sukowa l’interprète parfaitement.
L’Étranger de Renoir
Je vous causais l’autre jour de films qui ne se font pas et pourraient bien être les meilleurs de tous. Dans la série des « merveilleux film qui n’existent pas », en voici un autre. J’ai trouvé dans la Lettre de la Pléiade no. 52 (sept.-nov. 2013) ceci : le 25 septembre 1959, Jean Renoir écrit une lettre aux éditions Gallimard pour obtenir les droits d’adaptation du roman de Camus, L’Étranger. Il précise que le comédien Gérard Philipe interprètera le personnage de Meursault et que le duo Aurenche et Bost signera l’adaptation. L’affaire butera sur des difficultés de contrat, stagnera un certain temps, et le 25 novembre 1959, Gérard Philipe meurt à la stupéfaction de tous.
À la place de L’Étranger de Renoir avec ce bel et sensible acteur à l’aura d’un archange, un film dont on ne peut que rêver, on a eu droit à L’Étranger de Visconti tourné avec Mastroianni huit ans plus tard, en 1967, un film dont on s’entend pour dire qu’il fut un échec. Visconti, d’ailleurs, désavoua et oublia ce film.
7 novembre 2013