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Chroniques

Bacall et Proust

par Robert Lévesque

« Vous êtes mort, vous dormez du grand sommeil... », écrit Raymond Chandler à la dernière page de son premier Philip Marlowe, The Big Sleep, ce formidable roman noir, l’inoubliable film de Howard Hawks sorti sur les écrans en 1946. Soixante-huit ans après le tournage de ce chef-d’œuvre, Lauren Bacall est entrée dans le grand sommeil : qu’Étienne-Jules Marey et les frères Lumière aient son âme…

De tous ces morts du mois d’août 2014, c’est du sien et de celui de Simon Leys, le sinologue qui le premier perça à jour l’imposture maoïste, l’iconoclaste littéraire si raffiné, dont je regrette le plus les départs, les disparitions. Mais d’elle, on garde les films (elle aura toujours 19 ans dans Le port de l’angoisse, 21 ans dans The Big Sleep, 23 ans dans Key Largo), comme de Leys on garde les livres, L’ange et le cachalot (au Seuil) où il écrit que Balzac gagne à être traduit pour qu’on escamote les fausses notes et les bourdes, Le bonheur des petits poissons (chez Lattès), bonheur dont on ne peut être sûr que du haut du pont, ses écrits sur la Chine réunis dans la collection Bouquins et ses deux tomes aérés et rafraîchissants sur La mer dans la littérature française

Dans ce double ouvrage singulier et essentiel publié chez Plon en 2003 (idéale lecture de villégiature), Simon Leys ne s’arrêtait pas à Proust car l’alité asthmatique de la Recherche du temps perdu n’a pas pris la mer (il n’a même pas mis l’orteil dans l’eau à Cabourg) comme le firent Conrad, Rimbaud, Jules Verne qui, à 11 ans, avant d’être rattrapé par son père, s’embarqua comme mousse sur un trois-mâts en partance pour les Indes…

Mais nous allons nous arrêter à Proust. Le temps d’une réplique méconnue que ma rédac’chef vous a servie en clip au bas de son hommage à la disparue. Car je ne sais pas si vous vous en souveniez, mais Lauren Bacall fut la seule star de l’âge d’or du cinéma américain à prononcer de l’auteur de la Recherche le nom et le prénom dans un film, dans The Big Sleep justement. La scène se passe dans la salle d’attente du bureau de Marlowe où Vivian Sternwood, feuilletant une revue, attend depuis un bon moment lorsqu’enfin arrive Marlowe. Elle lance : « So you do get up. I was beginning to think you worked in bed like Marcel Proust... ». Marlowe (Bogart) : « Who’s he ? ». Vivian : « You wouldn’t know him, a French writer ». Marlowe : « Come into my boudoir ».

Ce nom de Proust tombant au milieu d’un film noir eut quelque chose d’un frisson de velours à mon oreille ; telle fut l’impression que j’en ai gardée alors que je ne me souviens pas des circonstances où je vis ce chef-d’œuvre pour la première fois il y a des lustres et des lustres. Pour ce Proust de Bacall, je me suis donc mis au travail ces derniers jours : j’ai relu le passage en question dans le roman de Chandler, puis dans sa traduction par Vian, et j’ai revu le film de Hawks. Lisons d’abord la scène telle qu’elle existe sous la plume de Chandler dans son roman écrit à l’été 1938 et paru en automne 1939 (c’était l’acte de naissance de Philip Marlowe). On verra que le cabinet du privé ne payait pas de mine, et que Vivian Sternwood allait un peu plus avant au sujet de Proust, en le nommant elle le qualifiait, le stigmatisait, si je puis dire.

« Well, you do get up », she said wrinkling her nose at the faded red settee, the two odd semi-easy chairs, the net curtains that needed laundering and the boy’s size library table with the venerable magazines on it to give the place a professional touch. « I was beginning to think perhaps you worked in bed, like Marcel Proust ».
« Who’s he ? ». I put a cigarette in my mouth and stared at her. She looked a little pale and strained, but she look like a girl who could function under a strain. « A French writer, a connoisseur in degenerates. You wouldn’t know him ».
« Tut, tut », I said, « Come into my boudoir
».

Scénariste et dialoguiste pour l’adaptation de The Big Sleep, c’est William Faulkner qui envoya donc promener le connaisseur en dégénérés qui pouvait laisser entendre que Chandler n’aimait pas trop Proust, commentaire qui n’ajoutait rien à l’affaire déjà si compliquée. Deux écrivains de cette trempe, Faulkner et Chandler, se protégeaient, je pense, en protégeant un troisième, le cher Proust. Solidarité de classe, de plumes de la part de Faulkner. Cependant, au moment de la traduction du roman en 1948, dans la Série noire que dirigeait Marcel Duhamel chez Gallimard, le fringant Boris Vian n’eut pas ce réflexe de protection mais celui de la fidélité. Lisons la scène dans le roman de Chandler tel que traduite par le Bison Ravi, le titre numéro 13 de la Série noire…

« Vous vous levez tout de même… », dit-elle en fronçant son nez à l’adresse du divan d’un rouge passé, des deux fauteuils à moitié confortables, des rideaux de filet qui réclamaient un lavage et de la table basse, taille garçonnet, chargée de vieux magazines qui donnaient à l’endroit un air professionnel.
« Je commençais à me dire que vous travailliez peut-être au lit, comme Marcel Proust ».
« Qui est-ce ? »
Je mis une cigarette dans ma bouche et la regardai. Elle était un peu pâle et tendue, mais elle paraissait de taille à fonctionner sous tension.
« Un écrivain français, un spécialiste des dégénérés. Vous ne pouvez pas le connaître ».
« Tut… tut… », dis-je. Venez dans mon boudoir
».

Boris Vian aura donc préféré spécialiste des dégénérés au connaisseur en dégénérés de Chandler. La nuance est fine, et n’y cherchons pas noise. Chandler, Faulkner, Vian, voilà trois écrivains dignes de nos ménagements et de tous nos éloges.

Quant à la regrettée Lauren Bacall, qui lâchait ce nom de Proust dans L.A., les cinéphiles en deuil ont tous le souvenir de sa Vivian Sternwood entrant dans le boudoir de Marlowe afin de savoir pourquoi son père, le général Sternwood, avait requis les services de cet obscur et malaisé privé. On la revoit, elle porte un tailleur à petits carreaux (forcément noirs et blancs) dont l’échancrure laisse voir un tricot noir, elle tient dans sa main une paire de gants et sur ses cheveux « envagués » et envoûtants, elle porte un béret. Eh bien, Chandler ne la décrivait pas ainsi. Au roman original, comme dans la traduction du fidèle Vian, Vivian Sternwood porte un tailleur de tweed moucheté brunâtre, sur une chemise et une cravate d’homme. On précise qu’elle porte de grosses chaussures de marche cousues main. Et l’on nous indique que sur la tête, où ses cheveux noirs brillaient, elle a non pas un béret mais ce que l’on appelait « un Robin des bois » marron qui pouvait avoir coûté 50 dollars et paraissait à vue de nez facilement reproductible d’une seule main, avec une feuille de buvard… On comprend Hawks et sa costumière d’avoir préféré le béret…

Une fouille dans la correspondance échangée entre Chandler et son éditeur Alfred Knopf nous fait découvrir que l’auteur de The Lady in the Lake (dont Robert Montgomery tira un film sans Bogart ni Bacall en 1947) n’aimait en effet pas trop la littérature de Proust. Il lui cause de James M. Cain, un rival qu’il déteste, l’auteur de The Postman Always Ring Twice (qui sera quatre fois plutôt qu’une adapté à l’écran) et il balance : « Everything he touches smells like a billy goat. He is a very kind of writer I detest, a faux naïf, a Proust in greasy overalls ». Je traduis : « Tout ce qu’il touche pue le bouc. C’est le type même de l’écrivain que je déteste, un faux naïf, un Proust en salopettes graisseuses ».

Chandler avait-il lu Proust ? On pourrait le penser puisqu’il vécut un temps à Paris, logeant dans une pension du Boul’mich’, apprenant le français. Mais j’en doute…

    Nobody is perfect.

 


21 août 2014