Beckett caméraman ?
par Robert Lévesque
James Knowlson, dans sa magistrale biographie de Beckett (Solin, Actes Sud, 1999), nous a appris qu’à 29 ans, en 1936, le futur auteur de Godot souhaitait apprendre la technique du cinéma avec nul autre qu’Eisenstein. Alfred Simon, lui, dans son Beckett (Belfond, 1983), a écrit : « il envisage un moment d’aller travailler à Moscou auprès de Eisenstein pour devenir cameraman ».
Beckett, alors, dans les années 1926-36, vivotant et picolant entre Dublin, Londres et Paris, passé du whisky au vin blanc par souci d’économie, fermant les bars de Montparnasse et jouant de la flûte dans sa chambre de la rue d’Ulm jusqu’au petit matin (et non de la clarinette comme … Woody), se levant à midi, lecteur d’anglais pour un dénommé Pelorson avec qui il écrivit une parodie du Cid (comme le fera Ducharme), était un cinéphile qui savait décidément ce qu’il aimait à l’écran, se tapant tous les Chaplin, tous les Laurel et Hardy et les Buster Keaton, tous les Marx Brothers, tous les Harold Lloyd et les Max Linder. Le futur dramaturge de Fin de partie était un mordu de la comédie burlesque, logique imparable. Que n’est-il devenu un homme de cinéma ?
Celui que les exégètes et les admirateurs allaient au fil du temps qualifier de Grand Silencieux aurait voulu dans sa jeunesse prolonger le muet, ce cinéma sans paroles qu’on avait abandonné trop vite… Knowlson cite une lettre que Beckett écrivit en février 1936 à son ami Tom McGreevy dans laquelle il explique que, selon lui, les possibilités du muet sont loin d’avoir été toutes exploitées, il disait croire que le développement du parlant n’empêchait pas de créer ce qu’il appelait « un îlot pour le film muet en deux dimensions, qui avait à peine émergé de ses rudiments lorsqu’il a été englouti ».
En 1936, alors qu’il ne réussit pas à faire publier son premier roman, Murphy, que 42 éditeurs vont refuser tour à tour, sa mère entreprenante le pousse à faire autre chose, à trouver un travail, elle insiste (un jour, exaspéré, il a lancé un des ses plum-puddings sur le mur, tout près d’elle). Beckett ne fait pas qu’écrire, il pense au cinéma, il a toujours été intéressé par le cinéma, empruntant à la bibliothèque des ouvrages sur le septième art, se documentant sur Poudovkine, épluchant les vieux numéros du magazine Close-Up, ce mensuel qui fila de 1927 à 1933 et dans lequel Eisenstein écrivait. Il va alors lui venir l’idée d’écrire à ce fameux Sergueï Eisenstein qui dirige à Moscou l’Institut national du film. Cette lettre restera sans réponse. Comment Eisenstein pouvait-il connaître Samuel Beckett, le distinguer du lot des postulants ? L’Irlandais n’avait alors publié qu’un petit essai sur Proust, un recueil de nouvelles et quelques poèmes non sortis d’Irlande.
Maintenant que l’on a entrepris chez Gallimard, sous couverture cartonnée, de publier la correspondance de Beckett (le premier des quatre tomes vient de paraître, il contient un choix de lettres allant de 1929 à 1940), résultat d’un travail gigantesque (il en a écrit plus de 15,000, de 1929 à 1989, remarquons que le Silencieux ne ménageait pas sa conversation épistolaire…) mené par George Craig, Martha Dow Fehsenfeld, Dan Gunn et Lois More Overbeck, on sait que le dramaturge de Pas moi et le romancier de Cap au pire n’apprécia pas ce silence d’Eisenstein. Dans une lettre à Mary Manning Howe en janvier 1937, on apprend qu’un de ses amis, un dénommé Yokaiden (Leslie Daiken, écrivain irlandais, 1912-1964), connaissant son désir de travailler avec le grand cinéaste de La Grève et du Cuirassé Potemkine, avait joué des coudes pour le faire accepter à l’Institut national de film de Moscou. Il avait mis dans le coup le demi-frère de Malraux, Roland Malraux, qui avait connu Eisenstein au début des années 30, travaillant à Moscou pour le journal parisien Ce Soir.
Voici comment Beckett commente la chose à son amie Mary Manning Howe : « Peu de temps après mon arrivée en Allemagne j’ai reçu une lettre de Yokaiden me disant qu’il avait préparé une place pour moi à la Cour (sic) d’Eisenstein à Moscou par l’intermédiaire de son ami le frère de Malraux qui déplace les décors là-bas ou Dieu sait quoi. Je n’ai pas répondu ».
Voilà une rencontre qui n’a pas eu lieu entre deux géants du siècle dernier, l’un des plus grands réalisateurs de l’histoire du cinéma et le plus grand dramaturge qui soit. Celui-ci n’aura écrit qu’un seul film, en 1964, réalisé à New York par le metteur en scène Alan Schneider, un film sans paroles, titré Film. Avec qui ? Buster Keaton.
Plongé dans la correspondance du vieux Sam, c’est avec plaisir que je vous transcris telle quelle cette fameuse lettre de l’un à l’autre…, que l’on peut enfin lire. Le Jack Isaacs dont il est question en introduction de la missive était un membre fondateur de la Film Society qui exista à Londres de 1925 à 1938 ; il avait participé en 1929 au tournage de Tempête sur La Sarraz, un film d’Eisenstein improvisé (et réputé perdu) lors du premier Congrès international du cinéma indépendant tenu au château de La Sarraz en Suisse.
2-3-36 6 Clare Street
Dublin
État libre d’Irlande
« Monsieur,
Je vous écris sur les conseils de M. Jack Isaacs de Londres, pour poser ma candidature à l’admission à l’École d’État de Cinématographie de Moscou.
Né en 1906 à Dublin et « éduqué » là. 1928-1930 lecteur d’anglais à l’École Normale, Paris. J’ai travaillé avec Joyce, collaboré à la traduction française d’une partie de son Work in Progress (N.R.F., mai 1931) et à un symposium critique concernant cette œuvre (Our Exagmination, etc.). J’ai publié Proust (essai, Chatto & Windus, Londres 1931), More Pricks Than Kicks (nouvelles, id. 1934), Echo’s Bones (poèmes, Europa Press, Paris 1935).
Je n’ai aucune expérience du travail en studio et c’est naturellement la partie scénario et montage du travail qui m’intéresse le plus. C’est parce que je me rends compte que le script est fonction de ses moyens de réalisation que je suis désireux d’avoir accès à votre maîtrise de ces techniques, et je vous prie de bien vouloir me considérer comme un cinéphile sérieux digne d’être admis dans votre école. Je pourrais rester au moins un an.
Veuillez agréer mes meilleurs hommages,
(Samuel Beckett)
17 juillet 2014