Bellum et Circenses
par Damien Detcheberry
À l’occasion de la sortie au Centre Phi de l’œuvre de réalité virtuelle Carne y Arena (Virtually present, Physically invisible) d’Alejandro González Iñárritu, nous republions la chronique du Cinéphile ludopathe (n° 183 – août-septembre 2017) qui avait couvert sa première mondiale au Festival de Cannes en mai 2017.
La présence cette année à Cannes de l’œuvre de réalité virtuelle Carne y Arena (Virtually present, Physically invisible), du cinéaste mexicain Alejandro González Iñárritu (Birdman, The Revenant, Babel), a été salvatrice à plus d’un titre. D’abord parce qu’au sein d’une sélection officielle plutôt moribonde, cet objet hybride, empruntant à la fois aux codes du cinéma hollywoodien et à ceux du jeu vidéo, est venu enfin bousculer (du moins un peu) la grammaire de la narration classique, mais surtout parce qu’il a eu le mérite d’éveiller la curiosité des festivaliers désenchantés, grâce à un dispositif de mise en scène diaboliquement nébuleux mais extrêmement pertinent.
Et pour cause : Carne y Arena, présentée en Sélection officielle mais hors compétition, n’est pas qu’un court métrage en réalité virtuelle [i], mais bel et bien une installation de type muséal, qui tournera notamment à la Fondation Prada à Milan (coproducteur du projet), puis au Musée Lacma à Los Angeles et à Tlatelolco au Mexique. Dans le temple des projections privées, des événements exclusifs et des entrées V.I.P. qu’est le festival de Cannes, il faut donc savoir que Carne y Arena n’était pas présentée sur les lieux du festival à proprement dit, mais en dehors de la ville. Seuls quelques accrédités spécialement invités (une petite centaine tout au plus) ont ainsi pu profiter de l’expérience, de quoi donner au sous-titre de l’installation (Virtuellement présent, Physiquement invisible) un sens cruellement ironique pour la majorité des festivaliers.
Voyage au bout de la plage
Il y a des territoires où on ne s’attend pas à trouver des convergences entre le cinéma, la réalité virtuelle et le jeu vidéo. Qu’un cinéaste tel qu’Iñárritu s’empare de la question des migrants pour en faire une attraction interactive, destinée aux happy few cannois, avait de quoi intriguer. Il semble donc pertinent de décrire dans son ensemble cette aventure insolite, tant le décorum a ici son importance.
À commencer par une entrée en matière digne d’Eyes Wide Shut : les heureux élus sont donc conviés, deux par deux, à prendre place dans une voiture avec chauffeur, pour un énigmatique trajet d’une demi-heure jusqu’à un hangar situé à l’extérieur de Cannes. Un message du cinéaste les y attend, mentionnant le nombre de victimes causées chaque année par les mouvements de migration (environ 6000 personnes), et invitant le spectateur à toucher un morceau de tôle rouillée, présenté comme « un vrai morceau du mur qui sépare les États-Unis du Mexique ». La dimension politique de l’œuvre est ainsi affichée d’emblée et la consigne est simple : se dépouiller de tout apparat de festivalier cannois (badges, sacs et téléphones) et retirer ses chaussures.
La deuxième salle est un container où sont entassés des sacs à dos déchirés, des chaussures usées, divers objets évoquant immanquablement les images de Nuit et Brouillard d’Alain Resnais. On apprendra plus tard que la police des frontières demande systématiquement aux immigrants clandestins d’abandonner sur place leurs effets personnels. La troisième chambre, la pièce maîtresse de l’œuvre, est une petite arène ensablée qui, sous les pieds nus, semble désagréablement froide et humide. C’est là que le spectateur est invité à enfiler un casque de réalité virtuelle.
L’expérience commence dans un désert, de ceux que l’on imagine dans les westerns de l’âge d’or d’Hollywood. Dans la pénombre, des inconnus parlent au loin. Des hommes et des femmes se rapprochent et cherchent à se cacher : certains sont âgés, d’autres très jeunes. Parmi eux, une vieille dame boite, les pieds en sang, une femme enceinte tient par la main un enfant de 3 ans. Le spectateur, lui, est invisible, et ne peut pas interagir avec eux, mais il peut s’approcher des personnages – modélisés en images de synthèse – et même passer à travers eux, ce qui provoque un bruit de succion, et permet de voir des cœurs qui battent.
Soudain, le vent se lève, le sol tremble et un bruit assourdissant envahit l’espace : un hélicoptère survole la scène et braque son phare aveuglant sur la foule dispersée. Deux voitures surgissent et des soldats en sortent, accompagnés de chiens. Ils braquent leurs armes en direction du groupe et hurlent : « À genoux ! Qui est votre passeur ? »
Soldats et clandestins s’agitent, crient, et la confusion règne autour du spectateur, dont l’attention est accaparée de tous côtés. Au milieu du chaos, l’action se fige soudain autour de la vieille femme, qui s’écroule au sol. Une masse brumeuse, multicolore, s’échappe de son corps, et la foule se dissipe. En regardant à droite et à gauche, on remarque que la scène a changé. De nouveaux personnages sont assis autour d’une table d’où émerge, à la manière d’une animation en pâte à modeler, un bateau rempli de passagers. Pris dans des vagues imaginaires, le bateau se met à tanguer et les passagers tombent à l’eau. C’est un flot infini de naufragés qui coule et disparait sous la surface de la table.
Le désert réapparait. La vieille femme revient à elle. Un des soldats propose qu’on lui donne de l’eau et annonce qu’une ambulance est en chemin. Mais le ton monte à nouveau quand des clandestins sont débusqués derrière un buisson. On sépare avec force les hommes des femmes. Derrière soi, on entend un homme qui crie « où allez-vous ? » Si le visiteur se retourne, il a le temps de voir un fusil braqué droit sur lui, puis tout s’efface brutalement. Le désert s’est entièrement vidé de toute présence humaine. Le soleil se lève au loin et la séquence de réalité virtuelle s’arrête.
Avant de remonter en voiture et de regagner la Croisette, les visiteurs sont invités à rejoindre une dernière pièce où les attendent des visages désormais familiers. Sur des écrans plasma apparaissent les personnes qui ont inspiré la séquence de réalité virtuelle, et des notices nous en apprennent plus sur leurs expériences malheureuses. Au sol, toujours les mêmes objets entassés, des vêtements, des jouets d’enfants dont la présence prend un sens beaucoup plus concret qu’auparavant.
De l’aveu général, le court métrage en réalité virtuelle qui constitue le cœur de Carne y Arena est une expérience émotionnellement éprouvante, voire même viscéralement effrayante. Mais elle resterait probablement stérile si le cinéaste ne l’avait pas enveloppée d’une telle théâtralité – en exfiltrant les visiteurs de leur confort festivalier – et ne l’avait pas accompagnée d’éléments aussi tangibles. Les objets, le fragment de mur, les vrais visages viennent souligner précisément ce que peut avoir de virtuel, pour la grande majorité des spectateurs, la question ô combien abstraite des migrants, des réfugiés et des victimes de guerre.
This War of Mine
Revenons à l’œuvre de réalité virtuelle qui constitue le morceau de bravoure de l’installation. Ce qui est intéressant ici, c’est qu’Iñárritu ajoute finalement une dimension supplémentaire au cinéma en empruntant au jeu vidéo un de ses principes caractéristiques, à savoir la liberté de mouvement, mais prive en même temps le spectateur de Carne y Arena de sa mécanique fondamentale : le contrôle sur l’environnement. Or, il s’agit là d’un facteur essentiel de l’immersion du joueur dans l’action et de son identification aux personnages.
Un bel exemple permettant d’illustrer l’importance de cette mécanique vient de la scène du jeu vidéo indépendant. This War of Mine, sorti en 2014, est également une œuvre hybride, entre le jeu de survie et de stratégie, qui propose d’incarner un groupe de civils réfugiés dans une maison abandonnée pendant un conflit armé. Ici, pas de glorification d’actes de guerre : le but du jeu est d’amener vos civils sains et saufs jusqu’à la fin du conflit, dont la durée peut varier selon les parties, en suivant une succession de cycles de jours, où vous devez consolider votre abri et vous protéger des dangers extérieurs, et de nuits, où votre objectif est de rechercher nourriture, médicaments et matières premières.
D’un point de vue formel et de jouabilité, This War of Mine ne révolutionne rien. Sa grande originalité vient des choix moraux qui sont proposés au joueur, et le relient aux personnages. Un journal de bord permet d’en savoir plus sur la vie de chacun, et sur son état d’esprit au quotidien. Chaque personnage possède également des traits de personnalité particuliers – dépression, dépendance à l’alcool ou au tabac, etc – qui vont altérer son tempérament suivant les situations. Soumis au froid, à la pénurie, à la faim et à la fatigue, ces traits de caractère pourront provoquer des conflits entre les occupants et sont donc à surveiller.
Chacune de vos actions en tant que joueur peut alors avoir des conséquences potentiellement dévastatrices pour l’équilibre fragile de la maisonnée. Un exemple parmi tant d’autres : manquant de tout, vous décidez d’envoyer un personnage fouiller le voisinage. Vous tombez sur une maison particulièrement bien approvisionnée, mais elle est habitée par un couple de personnes âgées qui vous supplie de ne pas les voler. Que faire ? Si vous les épargnez, vous courrez le risque d’affamer encore plus vos réfugiés, ou que l’un d’eux meure d’une infection. Si vous les dévalisez, vos personnages survivront quelques jours de plus mais leur moral sombrera, avec la possibilité qu’un des membres quitte la maison, voire même se suicide si vous accumulez les actions répréhensibles.
Ainsi, le joueur est confronté à une succession de choix cornéliens qui renforcent son identification aux habitants de la maison. A ce titre, This War of Mine propose un exercice véritablement unique d’immersion dans un climat de guerre, et de confrontation morale aux nécessités de la survie. Réalisé avec beaucoup d’ingéniosité, de sérieux et de pudeur[ii], le jeu réussit lui aussi, à l’instar de l’œuvre d’Iñárritu, mais d’une manière plus discrète, plus sobre aussi peut-être, à susciter une empathie sincère.
A propos des liens entretenus par la bande-dessinée et le cinéma, Jean Giraud – Moebius – disait que « le cinéma dispose d’une quantité de stimuli sensoriels assez écrasante. La bande dessinée, elle, s’introduit d’une façon plus lente, plus douce, mais elle colle aux os. » On pourrait facilement transposer cette belle définition sur le plan de la réalité virtuelle et du jeu vidéo au travail d’Iñárritu et des développeurs de This War of Mine. Sans vouloir juger de la supériorité de l’un sur l’autre, mais en renvoyant au contraire chaque médium à ses propres qualités, on attribuera facilement la Palme de l’écrasante puissance sensorielle à l’impressionnante installation d’Iñárritu, tout en se demandant légitimement laquelle des deux œuvres serait la plus susceptible de coller aux os.
Remerciements à Sandra Rodriguez pour l’aide à la recherche.
[i] L’œuvre en réalité virtuelle ne dure d’ailleurs que 7 minutes dans un processus qui prend en tout près d’une heure.
[ii] En témoigne son excellente bande-annonce, qui joue habilement sur les clichés du film de guerre pour exposer la démarche du jeu : https://www.youtube.com/watch?v=Hxf1seOpijE
26 mars 2021