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Chroniques

Berlin – Le Passage du temps

par Nicolas Thys

Le dispositif est le plus simple qu’on puisse imaginer : quatre écrans côte à côte. Sur chaque écran, un film d’une durée différente, de sept à douze minutes, tourne en boucle et n’attend jamais les trois autres pour redémarrer. Une fois l’œuvre commencée, jamais plus on ne la reverra dans le même état tant qu’on ne l’arrêtera pas pour la remettre à zéro ; et ce qu’on aura devant les yeux, en restant 30 minutes, une heure ou davantage devant ces téléviseurs, ce seront des associations différentes, des collisions de sons et d’images qui auront subi une légère variation l’une par rapport à l’autre. Tout a été pensé pour maximiser ces rencontres, ne jamais laisser un écran à l’écart des autres, peu importe le moment où on les verra. L’effet est d’autant plus saisissant que différents thèmes ou objets se retrouvent entre les films autour du thème central qui est la ville de Berlin : une statue, une fontaine, un moyen de transport, un morceau du mur conservé… L’autre élément important c’est que ces films ne sont pas seulement des films en prises de vues directes et jamais totalement du cinéma d’animation.

Ceux qui suivent les productions de l’ONF depuis plus d’une trentaine d’années doivent bien connaitre Pierre Hébert : cinéaste touche-à-tout qui a connu McLaren, fait de la gravure sur pellicule, beaucoup travaillé l’improvisation avec des musiciens, notamment Robert Marcel Lepage, et réalisé un long métrage où différentes techniques s’enchevêtrent : La Plante humaine. Depuis le début des années 2000 et son départ de l’institution, on pouvait le voir réaliser des performances de gravure en direct avec Bob Ostertag, Between Science and Garbage, et seul sur une tablette graphique : Seule la main, déjà exposée sous la forme d’une installation à la Cinémathèque québécoise en 2009. Ces dernières années, il est attaché à un nouveau projet intitulé Lieux et monuments dont la quatrième partie a été récompensée par une sélection comme finaliste pour le prix Jutra du meilleur court métrage en 2012 : Rivière au Tonnerre. La nouvelle installation, Berlin – Le Passage du temps, déjà montrée au Forum des Images à Paris jusqu’au 20 avril, en fait partie et elle sera simultanément montrée à la Cinémathèque du 13 mars au 29 juin.

L’autre caractéristique de Pierre Hébert est d’être l’un des rares cinéastes d’animation à avoir su entremêler pratique et théorie. Il est en effet l’auteur d’un ouvrage : L’Ange et l’automate (Les 400 coups cinéma, 1999), et de nombreux articles, la plupart regroupés dans un livre intitulé Corps, langage, technologie (Les 400 coups cinéma, 2006). Si cet aspect de son travail est important c’est qu’il se retrouve, même involontairement, dans toute son œuvre et notamment dans sa dernière installation. En voyant les premiers volets des Lieux et monuments, et plus encore l’installation, on ne peut s’empêcher de voir un lien fort entre son travail théorique et ses expérimentations formelles.

Les sept films de la série (pour l’instant) ont ceci en commun qu’ils sont au départ composés de plans fixes, filmés en prises de vues réelles, et qu’ils incorporent tous une part de hasard et d’improvisation puisque le réalisateur filme librement, en choisissant un cadre tout en espérant que quelque chose survienne dans celui-ci. Ces plans sont ensuite retravaillés et « animés ». Si l’on préfère mettre des guillemets au mot animé, c’est que Pierre Hébert n’anime pas ces espaces dans le sens de où il leur confèrerait un mouvement puisqu’ils en contiennent intrinsèquement. Malgré la fixité de la caméra, des gens vont et viennent, des choses bougent ou la matière travaille comme dans Rivière au Tonnerre, pièce centrale de la série et la seule pour le moment entièrement composée d’un décor naturel. Animé prendrait plutôt ici le sens d’être retouché, presque image par image, afin de révéler quelque chose : un individu qui marche, une ligne qu’il isole, un décor qu’il fissure, une statue qui apparait différemment, un micromouvement au sein d’un plan qui en est surchargé, une histoire dans l’histoire. Et ce, toujours en respectant l’image de départ, sans la trahir : la métamorphose n’est pas un rêve ou un fantasme qui viendrait s’ajouter à l’image mais plutôt une réalité qui trouble la réalité initiale, l’animation est une autre strate de réalisme. La série se situe hors de l’usage courant qui consiste à créer un monde pixel par pixel et d’incruster dans celui-ci des acteurs filmés sur fond vert, au contraire : le monde est déjà là et c’est l’animation qu’on intègre.

C’est dans ce même esprit qu’a été conçue l’installation intitulée Berlin – Le Passage du temps. Cette fois, les quatre films ne sont pas à regarder l’un à la suite des autres sous forme d’un programme mais en même temps, morcelés et unifiés. Morcelés puisque le regard ne peut jamais tout capter d’un coup, conférant au spectateur une sorte de don d’ubiquité, car nous observons la ville sous plusieurs points de vue en même temps, unis par une cité que le 20e siècle a chargé d’une histoire que tout le monde connait : de la guerre, des destructions, de la séparation en deux blocs, de la réunification, des ruines et des nouveautés. Cette Histoire a été rappelée maintes fois déjà, mais l’atmosphère de la ville en en est imprégnée et il est difficile d’y échapper. C’est ainsi que l’on verra une station de métro qui séparait les deux parties de la ville, des lieux où sont visibles des morceaux de murs conservés, des lieux connus comme la Porte de Brandebourg ou le lieu qui a vu apparaitre et disparaitre Le Palais de la République, puis le siège de la RDA qui est encore en travaux, ou d’autres endroits symbolique comme la Walter-Benjamin-Platz, le philosophe étant très présent dans les écrits de Pierre Hébert, la statue Berthold Brecht ou encore un aéroport ayant servi durant le blocus de Berlin, le Tempelholfer Feld…

Dans tous ces lieux, le tournage a été perturbé mais jamais interrompu : une équipe vient filmer le même lieu en même temps, il se fait apostropher par un individu à vélo, un autre récupère le sien face à la caméra, etc. Et même si le hasard intervient, s’il s’agit d’un dispositif servant à être exposé bien plus que diffusé, le travail est proprement cinématographique avec une vraie réflexion sur le montage, le son et l’assemblage d’éléments écrits : citations, générique, mise en évidence de textes au sein même du film. Et ces lieux, monuments et événements, le cinéaste va se les réapproprier et les réorganiser en travaillant le temps et l’espace, donc le mouvement, grâce à une animation faite de dessins, d’intégration d’images (d’archives ou non), de traits blancs intermittents rappelant le cinéma sans caméra et certaines créations graphiques qu’on voyait dans La Plante humaine où il gravait sur de la prise de vues réelles, ou encore de multiples surimpressions et procédés numériques de rotoscopie à partir de masques (mais jamais de capture de mouvements, la rotoscopie faisant davantage intervenir le travail de l’animateur sur un corps déjà filmé).

Pour Pierre Hébert, ces 14 dernières années passées hors de l’ONF ont vu s’ouvrir un nouveau chapitre de sa biofilmographie, qui débute avec la vidéo-performance Between Science and Garbage et que Berlin – Le Passage du temps conclut pour le moment. Son travail, au cours de cette période, est, en quelque sorte, un éloge des durées extrêmes entre la gravure en directe qui faisait mourir l’œuvre une fois la performance terminée (le film restant n’étant que le cadavre du mouvement du cinéaste dans la salle), et celle qu’on pourrait qualifier d’infinie car, selon un calcul que son fils a réalisé, l’installation mettrait plus de 1200 ans, soit bien plus que toute vie humaine (même biblique), pour revenir à son point initial. Cette réflexion sur l’image instable et l’animation intermittente, sur le temps et l’histoire, sur ces liens forts entre des monuments en perpétuels mouvements, est servi par un procédé formel aussi discret, car son auteur a choisi d’intervenir au minimum, que puissant.

 


10 mars 2014