Chroniques

Bernadette Lafont 1938-2013

par Robert Lévesque

Elle était entrée dans le cinéma à bicyclette, la jupe au vent dans les rues de sa ville, Nîmes ; elle avait dix-sept ans et ce fut automatique : je l’aimais. Je n’étais pas vraiment plus vieux qu’elle, je devais frôler mes vingt ans en plein dans l’âge des ciné-clubs et ça s’appelait Les Mistons, et elle, c’était Bernadette Lafont. Court-métrage, long béguin. Car Bernadette Lafont ne me lâcha plus, elle était partout dans les films que j’aimais, souriante et pulpeuse sur la crête de la Nouvelle Vague, courtisée par Le beau Serge, le beau Gérard Blain qui était déjà, dans la vie, son ex, aguicheuse vendeuse d’appareils ménagers dans Les Bonnes femmes, et puis elle avait de ces prénoms coquets, Ambroisine dans Les Godelureaux, Prudence dans L’eau à la bouche. Truffaut, Chabrol, Doniol-Valcroze se l’arrachaient, bref de 1958 à 1962, Bernadette pétarada.

On sait un peu de son histoire, fille d’un pharmacien qui en pinçait pour les vedettes, scotchant aux miroirs de son magasin de remèdes des photos de celles-ci (Morgan, Mangano, Bardot, Martine Carol, Gabin, Marais…) arrachées des pages de Paris-Match, et elle la lycéenne qui voulait faire danseuse, un peu timide tout de même, qui n’aurait jamais pensé suivre des cours de comédienne et qui, l’occasion l’herbe tendre (Gérard Blain venu jouer aux arènes de Nîmes dans Jules César), se maria en coup de foudre à cet acteur montant, le suivant à Paris, entrant dans la bande des gars des Cahiers du cinéma, le frérot Truffaut, le pépé Chabrol, offerte gratos ou presque à ces caméras qu’on tenait à l’épaule, et par voie de conséquence allant faire un jour la une de Paris-Match pour se retrouver scotchée au magasin de son père tout en faisant voler en éclats le cinéma de papa.

Bernadette Lafont, d’un départ si vif sur les tours de manivelle, demeura, dura, continua, elle n’eut pas toujours autour d’elle la ferveur créatrice des débuts et la teneur magique des scénarios, elle bossa, elle rempila, mais elle eut des miracles avec La fiancée du pirate (un rôle en or) à la fin de sa décennie 60, et elle rencontra à nouveau l’histoire du cinéma, le vrai, en 1973, avec Jean Eustache et sa Maman et la putain, elle était la maman, entre Jean-Pierre Léaud (autre figure de la crête, qui doit avoir bien du chagrin depuis le 25 juillet) et Danièle Lebrun, film monumental, scandale de Cannes où j’étais cet été là, admirant de loin ma Bernadette retrouvée en un chef-d’œuvre, elle était sortie sonnée de ce film, mais elle  le défendait bec et ongles devant “des rombières en rogne” comme elle l’écrivit dans ses Mémoires, Le Roman de ma vie chez Flammarion, parus en 1997 (à lire pour retrouver sa voix, son caractère, son malheur de Pauline, sa fille morte au creux d’une falaise).

Dans le Dictionnaire Eustache (Éditions Léo Scheer, 2011), Jean-Luc Douin la présente avec justesse comme une “professionnelle non asservie”, elle qui sut toujours faire des sauts au milieu et à côtés, tournant pour Marc’O (Les Idoles) une satire vianesque, passant en vitesse dans Les Ripoux III de Zidi, ici un Garrel pour la grâce, là un nanar pour le pèze, mais n’allant jamais chez Lelouch… Toujours rigoureuse, “artiste fantaisiste et rigoureuse en même temps, jamais démagogique, droite chandelle jamais vacillante, toujours vaillante, jamais éteinte”, comme l’écrivait Truffaut en 1984 en marge d’une rétrospective de ses films au Studio 43. Mais éteinte, elle l’est maintenant. On l’a mise en terre dans son coin de pays, au cimetière de Saint-André-de-Valborgne dans le Gard.


29 juillet 2013