Chroniques

Caméra citoyenne

par Robert Lévesque

Gérard Lefort, un Charlie de la critique, a interviewé René Vautier en 1998 alors que le festival de Douarnenez rendait hommage à l’œuvre de ce cinéaste engagé, le premier Français à avoir signé un film anticolonialiste, Afrique 50, celui qu’on appelait « le cinéaste fellouze », l’auteur du célèbre Avoir vingt ans dans les Aurès. Le titre de l’interview de Lefort était : Cinéaste politique et censuré. Dès l’entrée, faisant état des hommages nombreux, Lefort écrivait qu’il s’agit « d’autant d’hommages sans doute sincères mais dont le parfum d’embaumement n’arrive pas à tout à fait à masquer un relent de sapin et de remords ». Sapin, autrement dit cercueil…

Cinéaste politique et censuré ? Certes. Ce Breton né à Camaret-sur-Mer en 1928 le fut, l’était et le demeura. Sombre gloire : le cinéaste le plus censuré de France. Pourtant, il a longtemps semblé à plusieurs que nous devions à René Vautier – qui vient de mourir à 86 ans le 4 janvier, le dimanche précédant la terrible histoire des fusillés de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher – la fin officielle de la censure politique au cinéma en France grâce à ses 33 jours de grève de la faim tenus en 1972. Vautier faisait alors grève (lui qui en filmera tant dans les usines), non pour protester contre la censure d’un de ses films (il en avait connu plusieurs dans les années 50 et 60, et fait un an de prison militaire pour son premier), mais pour dénoncer le constant refus d’un permis d’exploitation au film de Jacques Panijel, Octobre à Paris. C’était un documentaire sur le massacre des manifestants algériens du FLN le 17 octobre 1961, tourné à la fin 61 et début 62 mais qui était toujours interdit en 1972. Au 34e jour de la grève de René Vautier, le ministre de la culture de l’époque, Jacques Duhamel, avait cédé et donné l’assurance que les critères politiques n’entreraient plus en ligne de compte dans les décisions de la commission de contrôle du cinéma.

Le film de Panijel, aujourd’hui décédé, avait été tourné dans les banlieues et à la Goutte d’Or. Panijel n’était pas cinéaste mais un biologiste et un chercheur au CNRS, il avait fondé avec, entre autres l’historien Pierre Vidal-Naquet, le comité Maurice Audin (un mathématicien torturé à mort par la police française en 1957) et sans trop de moyens, ils avaient donné la parole aux Algériens qui manifestaient contre le couvre-feu que le préfet de police et ex-collabo Maurice Papon leur imposait. Ce film, pour lequel Vautier a cessé de se nourrir durant plus d’un mois, n’est finalement sorti qu’en 2011… Il a connu en septembre une avant-première au festival organisé par Médiapart (salut à Edwy Plenel) avant d’être projeté quelques soirs aux Trois Luxembourg à Paris et en province dans le cadre de Maghreb en films.

Revenons au sapin que Lefort évoquait. Même après cette apparente victoire de 1972 sur la censure, le cinéma de René Vautier, comme celui d’autres cinéastes-citoyens qui, comme lui (et selon sa définition), filme(nt) le réel pour participer à l’évolution de la réalité, allait en être un que l’on (ce on englobe les institutions publiques et la critique apolitique) préfère taire, que l’on enterre sous les actualités de la société du spectacle, et même sa mort fut, par exemple au Devoir, servie en entrefilet de quatre lignes – quand celle d’Anita Ekberg y a fait les deux tiers d’une page avec deux photos dont l’une en couleur (voilà où est rendu le métier !).

Une seule fois dans sa carrière de 65 ans de cinéma, justement cette année-là de 1972, René Vautier a-t-il pu avoir l’honneur des gazettes et connu un début de notoriété puisqu’il obtint pour le courageux Avoir vingt ans dans les Aurès (800 heures de témoignages de rappelés, hostiles à la guerre, condensées en 100 minutes de réalité mise en fiction, avec Philippe Léotard entre autres) le prix de la critique internationale à Cannes (de la critique – à l’âge des Siclier et Bory –, pas de la profession), un prix si inattendu que la direction du festival avait dû envoyer quelqu’un le pêcher dans un camping où, avec son équipe, il était en train de plier tentes et bagages.

Quatre ans après sa grève de la faim dont la conclusion avait été rassurante (il ne faut jamais être dupe des engagements ministériels où que ce soit, de qui que ce soit), on censurait encore Vautier sur des critères politiques. Il libérait sa colère devant Lefort dans ce papier de 1998 paru dans Libé : « J’ai réalisé en 1976 Frontline, un film sur l’apartheid en Afrique du Sud. Le film n’a jamais obtenu son visa de diffusion en France. Et là, qu’est-ce que j’apprends ! Qu’on veut offrir le film à Mandela quand il viendra en visite officielle en France. Au nom de quoi ? Au nom de qui ? Au nom des gusses qui l’ont interdit pendant vingt ans ? ».

« Vautier la Rogne », écrivait sympathiquement Gérard Lefort qui a quitté Libé depuis et qui n’a plus son émission à France Inter au titre wolinskien et charliesque : Passé les bornes y’a plus de limites. Il lui avait demandé, dans ce papier de 1998, de faire le point sur sa supposée victoire de 1972 sur la censure. Il faut lire cela, c’est la norme du totalitaire soft toujours et de plus en plus en vigueur : « Aujourd’hui, effectivement, il n’y a plus de censure mais il y a des censeurs, toute une armée des ombres à la télé et ailleurs qui t’expliquent que c’est compliqué, que ça n’intéresse pas le public, que le taux d’écoute ne sera pas au rendez-vous, que ça ne se fait pas, bref que tu les emmerdes avec tes idées bizarres ».

Avec ses idées bizarres, René Vautier a signé un cinéma militant, ouvrier, engagé, noble, mais pourquoi ce franc-filmeur n’a-t-il pas eu plus de reconnaissance que ses frères de combat Joris Ivens et Chris Marker…?

Ceux qu’intéresse un homme qui a filmé des luttes ouvrières, la violence du colonialisme, la perversité du racisme, la sauvagerie de la torture, le combat des femmes, les ravages de la pollution, et puis sa Bretagne, pourront toujours lire ses mémoires qu’il publia dans une petite maison d’édition de Rennes en 1998, Apogée, sous le titre de Caméra citoyenne.

 


15 janvier 2015