Cantilène patriotique
par Robert Lévesque
L’étrange sensation qu’était la mienne à la séance de 17 heures dimanche dernier à la Cinémathèque, la furtive émotion de me dire que, peut-être, j’étais en train de regarder un film qu’avait pu voir Proust, enfin… qu’aurait pu voir Proust ; ce serait plus juste de l’écrire ainsi. Proust n’alla pas souvent au cinéma (l’imagine-t-on devant Judex ou des Fantomas ?), mais un soir de la fin de l’été 1908 dans un salon du Grand Hôtel de Cabourg, il assista à « une séance de cinéma ». Il écrit à son ami Marcel Plantevignes : « un triste soir de septembre au moment où allait commencer le guignol cinématographique », puis il enchaîne un autre sujet, lui parle d’autre chose. On ne sait pas quel film fut projeté, ou quels films, les meilleurs biographes, Painter, Tadié, ne le savent pas eux-mêmes.
Mais, me disais-je dans l’obscurité de la salle Claude-Jutra devant la projection de Rose-France, le premier film de Marcel L’Herbier tourné en 1918 avec deux caméras et quelques bobines de pellicule fournies par Léon Gaumont, Proust n’aurait-il pas pu voir ce film lors de sa sortie à Paris, au Gaumont Palace, où il fut à l’affiche, sans succès, quelques semaines, quatre ans avant sa mort ? Cette possibilité, troublante pour un cinéphile qui place Proust au sommet de la littérature, se dédoublait ce dimanche d’un frisson à voir évoluer dans le « cantilène » de L’Herbier le comédien Jaque-Catelain qui, âgé de vingt ans, me donnait au surplus l’impression de ressembler au jeune Proust, celui du premier portrait au crayon fait par Jacques-Émile Blanche, un jeune homme qui n’a encore rien écrit, qui joue au tennis du boulevard Bineau avec Gaston de Caillavet et Jeanne Pouquet, l’enrôlé peinard au 76e régiment d’infanterie à Orléans qui passe ses permissions à Paris et à Cabourg…
Sous-titré « cantilène », en effet, « composée et visualisée par Marcel L’Herbier », ce film muet, monotone et mélancolique, est une rareté dans la rareté. VIVE LA CINÉMATHÈQUE ! L’Herbier, qui allait devenir l’une des importantes figures de la première vague du septième art (avec Abel Gance, l’un des premiers que l’on nommera cinéaste), faisait ses premières armes, si je puis dire, excusez le jeu de mot, pendant la Grande Guerre. Il avait convaincu Léon Gaumont en lui parlant d’un film patriotique dédié à l’amour de la France, la France y serait métaphorisée en rose, belle et éternelle (alors qu’elle souffrait).
Cependant, ce qu’il faisait réellement avec ses copains (Autant-Lara à 17 ans signe la direction artistique, Cavalcanti qui a 22 ans l’assiste, le comédien Jaque-Catelain est son ami cher avec qui il tournera 22 films, dont L’homme du large qu’aurait pu voir Proust en 1920) c’était du cinéma pur, influencé par l’esthétisme alors ultramoderne des Ballets russes, et non du cinéma de commande ou de circonstance, engagé dans le soutien à la France pendant la terrible guerre. Rose-France n’est alourdi que vers la fin de ses 70 minutes par cette mission… accomplie subrepticement sous l’autorité du Haut commissariat à la Propagande.
Tout y est éthéré, et ce possible Proust que joue Jaque-Catelain est un jeune homme malade, délicat, énamouré, un esseulé qui se prend à aimer la jeune fille en fleur du nom de Franciane qui passe parfois le voir en voisine, lui qui est presque toujours appuyé à un arbre ou allongé, dehors, sur une méridienne alourdie de coussins et de plaids. Son amour s’enfle, mais il va croire désespérément qu’elle le trompe, alors que rien ne s’est encore passé entre eux. Pourquoi ? D’abord parce qu’en allant chez elle, n’en pouvant plus de s’inquiéter d’une aussi longue absence, il apprend par une dédicace d’auteur aperçue dans un livre (Le beau voyage, d’Henry Bataille) qu’elle est un poète sous le pseudonyme de Jélise, ce qu’elle lui cache ; puis se procurant dans une librairie l’ouvrage signé Jélise, il lit des poèmes d’amour qu’il croit dur comme fer destinés à un autre homme que lui. La rencontrant, il la bouscule, et fuit.
Une fois ce scénario cucul-la-rose et tire-aux-larmes joué, mais si ardemment filmé (la copie non entièrement restaurée rajoutait au charme), on apprendra évidemment (contrat oblige) que l’amour que déploie dans son recueil cette Jélise (Francinia Roy – roi de France ? – que joue une actrice du nom de Claude-France Aïssé) n’est nul autre que l’amour infléchissable, irremplaçable, de la… chère et douce… France. Et on n’est pas jaloux de la France, tout de même ; alors s’amorcera le premier baiser et au final se jouera la réconciliation, se déploiera la rose et triomphera la France.
C’était assez génial de clore la programmation de la Cinémathèque liée au centenaire de la guerre de 14-18 avec un tel film, parallèle au conflit, aveugle au conflit, mais bel et bien conçu et tourné à l’époque du conflit par un véritable artiste qui s’attaque au cinéma. C’est entre autres pour des raretés pareilles que la Cinémathèque doit survivre, entière, indépendante, et qu’il faudra se battre, s’il le faut, pour la sauver des griffes mesquines et incultes de ladite austérité et du maudit fonctionnarisme.
Au piano, pour accompagner sous l’écran les images d’Anatole Thiberville, le musicien Roman Zavada (que l’historien du cinéma Laurent Véray a oublié de nommer en terminant son laïus de présentation) savait à merveille enchevêtrer au lyrisme et au symbolisme de ce film si ancien des accents musicaux rappelant, de ci delà, en camaïeu sonore, ceux des musiciens qui furent les modèles de Vinteuil, les Franck, Debussy, Fauré, Saint-Saëns, d’Indy et bien sûr, le cher petit, Reynaldo Hahn.
23 avril 2015