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Chroniques

CARLOS SAURA (1932-2023)

par Gérard Grugeau

Carlos Saura fait partie de ces cinéastes dont l’œuvre a été fortement conditionnée par la conjoncture de son époque et cette assertion se vérifie d’autant plus dans le contexte de l’Espagne franquiste quand la création devait déjouer les contraintes de la censure pour exister et affirmer une singularité. Multiple et inégale, l’œuvre née dans les années 1950 puise à plusieurs sources d’inspiration (dont la littérature du Siècle d’or, le néoréalisme, la photographie, la peinture et la psychanalyse) avant de se fracturer et de se vider en partie de sa vitalité dans les années suivant la mort de Franco, en 1975. Sorti du cadre suffocant de la dictature, Saura peinera à s’adapter aux nouvelles réalités de l’Espagne moderne, préférant se tourner vers la musique et la danse, dont l’art du flamenco auquel il consacrera un cycle (Noces de sang, 1981 ; Carmen, 1983 ; L’amour sorcier, 1986). Une façon pour le cinéaste de renaître de ses cendres et d’explorer par d’autres voies les fondements de l’identité espagnole.

Marqué par un héritage familial proche des arts (sa mère était pianiste et son oncle, peintre), Carlos Saura est amené très tôt à se frotter à la création. Même s’il est d’abord fasciné par la photographie et le journalisme, il s’inscrit finalement à l’Institut de recherches et d’études cinématographiques.  Dès la fin de sa formation, son rapport à la représentation se dessine et la première veine de son cinéma s’inscrit ouvertement dans le courant du néoréalisme. Démontrant un vif intérêt pour les marginaux, Les voyous(1960), son premier long métrage de fiction, est emblématique de cette période à laquelle il reviendra d’ailleurs brièvement en 1981 avec Vivre vite !, un de ses films les plus surprenants, où il tentera de renouer avec le réalisme social de ses débuts. Difficile bien sûr pour un jeune cinéaste épris d’histoire d’occulter la guerre civile qui a profondément meurtri le pays, d’autant plus qu’enfant, le réalisateur sera un temps éloigné de ses origines libérales et citadines pour se retrouver confronté au conservatisme étriqué de la province. Cette expérience fondatrice nourrira la veine onirique de son cinéma à venir qui le consacrera comme un des grands cinéastes de l’enfance et de la mémoire. La chasse, qui lui vaudra une première reconnaissance internationale à Berlin en 1966, ouvre cette période faste où les souvenirs étouffés d’une tragédie nationale marquée au coin du sang et de la mort façonnent les comportements du milieu qu’il observe devant sa caméra.

Le réalisme onirique sera très vite la signature de Carlos Saura, qui va inventer une grammaire elliptique et allégorique aux ramifications souterraines pour échapper à la vigilance des autorités de son pays. À la faveur de plusieurs huis clos, il entreprend alors la peinture dévastatrice de la bourgeoisie espagnole puritaine et répressive, souvent proche du régime et de l’institution militaire, ce qui donnera lieu à un ensemble de films politiques où le cinéaste se plaira à brouiller les temporalités pour explorer l’intériorité de ses personnages et s’attaquer au tabou de la guerre civile par une approche oblique. À partir du couple ou de la famille en crise, il s’évertuera à mettre à nu les mécanismes inconscients de protagonistes soumis aux pesanteurs d’un passé mortifère qui les enferme dans la peur, le refoulement sexuel, et les conduit souvent au pire (Peppermint frappé, 1967 ; Le jardin des délices, 1970), condamnant au passage d’innocentes victimes à un sort des plus tragiques (Anna et les loups, 1973). Inventive, l’œuvre de Saura sera alors à l’origine d’un rapport au temps singulier qui marquera l’histoire du cinéma par ses structures complexes et rigoureuses.


En superposant le passé de l’Espagne franquiste et le présent des années 1970, souvent dans un même plan et sans recourir au procédé du flash-back, Carlos Saura va privilégier une interpénétration d’images et de subtils « décadrages » propices aux jeux de doubles pour exposer les déchirements intérieurs de personnages prisonniers de leurs névroses.  Sans oublier de renvoyer parallèlement à la faille purulente de la guerre qui traverse le pays et anesthésie les consciences. À ce titre, La cousine Angélique (1974) demeure l’un des plus beaux films attestant de cet effacement entre les temporalités qui parvient à mettre à nu toute la violence psychologique d’une époque meurtrière. Mais, en 1976, c’est aussi à travers le prisme de l’enfance que le cinéaste de l’inoubliable Cria cuervos, scénarisé par Saura lui-même à partir de ses propres souvenirs et interprété par la magnétique Ana Torrent, explore avec brio des territoires intimes à la croisée du réel et de l’imaginaire.  En 1977, Elisa, mon amour apparaîtra comme un film-somme regroupant les obsessions du cinéaste autour de la mémoire et de la mort avant que celui-ci, rattrapé par la guerre, ne traite frontalement de la torture dans Les yeux bandés (1978).

Avant tout placé sous le signe d’un réalisme onirique à la logique souterraine qui lui est propre, le cinéma de Carlos Saura, première période[1], ne saurait être évoqué sans l’apport de plusieurs collaborateurs réguliers, dont le prolifique scénariste Rafael Azcona (il travailla aussi avec Marco Ferreri et Luis Garcia Berlanga) qui fut toute sa vie un ardent pourfendeur du franquisme. Quant à Géraldine Chaplin, la muse et la compagne de Saura pendant de nombreuses années, elle ne tourna pas moins de neuf longs métrages avec celui qui rendit son visage à jamais indissociable d’une œuvre se mirant dans le miroir brisé d’une identité nationale en quête d’unité.

[1] Du nom de la rétrospective partielle que la Cinémathèque québécoise consacra au cinéaste en 2006, en partenariat avec le Festival du nouveau cinéma.

Images : Carlos Saura sur le tournage de Cria cuervos / La cousine Angélique / Cria cuervos


21 février 2023