Célébrer le « Free Cinema »
par Robert Daudelin
En 2006, pour célébrer le 50e anniversaire du « Free Cinema », l’historien Christophe Dupin fut chargé par le British Film Institute (BFI) de préparer un coffret de trois disques contenant les 11 films regroupés sous cette étiquette à l’occasion de leur projection au National Film Theatre de Londres. Ce programme historique est complété par cinq courts métrages qui relaient l’esprit du mouvement et par un documentaire dans lequel les cinéastes du Free Cinema en rappellent l’étonnante histoire.
Les 475 minutes de ce précieux boîtier constituent un programme sur mesure pour le confinement. Redoutable voire impensable en temps normal, un tel programme est un cadeau du ciel quand on doit meubler ses journées, les unes après les autres. Si c’est avec ravissement que j’ai retrouvé quelques classiques de mes années de ciné-club – We Are the Lambeth Boys de Karel Reisz (1959), Mamma Don’t Allow de Reisz et Tony Richarson (1956), Everyday Except Christmas de Lindsay Anderson (1957) – cette relecture d’un moment déterminant du cinéma britannique a aussi été l’occasion de plusieurs découvertes en même temps que l’opportunité de repenser à l’histoire de notre propre cinéma en ces années charnières.
Le « Free Cinema » – le terme est une invention de Lindsay Anderson, son principal animateur – correspond à la volonté d’une jeune génération de cinéastes de rompre avec le cinéma officiel de leur pays, documentaire et fiction confondus. Décidés à en finir avec l’héritage de John Grierson, complètement sclérosé depuis l’après-guerre, et avec le cinéma des grands studios, embourgeoisé et abusivement londonien, ces jeunes cinéastes (Anderson, l’aîné, a 33 ans ; Michael Grigsby a 22 ans) veulent réaliser leurs films en toute liberté, sans producteur ou institution pour les censurer, quitte à devoir les faire au cours du weekend, avec des outils amateurs (la caméra Bolex 16mm à tourelle) et de la pellicule périmée.
Cette liberté et ce plaisir de filmer – et de filmer des gens et des lieux qu’on ne voyait jamais à l’écran – sont évidents dans chacun des onze films réunis sous la bannière « Free Cinema ». Les techniciens et les réalisateurs travaillent en parfaite complicité, au point où les noms de Walter Lassally (caméra) et de John Fletcher (caméra, son, montage) sont toujours associés à ceux d’Anderson, Karel Reisz ou Tony Richardson. Caméra à l’épaule, à une époque où le trépied était une exigence professionnelle, abondance des sources sonores et premières tentatives de son synchrone, lumière naturelle (même la nuit, grâce à la nouvelle pellicule Ilford 400 ASA) : tout est convoqué pour dire haut et fort qu’on peut faire des films différemment, sur des sujets nouveaux et avec des gens (les jeunes des banlieues, notamment) que le cinéma officiel semble ignorer.
Même les Suisses Alain Tanner et Claude Goretta, alors stagiaires au British Film Institute, emboîtent le pas et, avec la complicité de l’homme à tout faire du groupe, John Fletcher, tournent Nice Time (1957), célébration du samedi soir à Piccadilly Circus. Ainsi en est-il aussi de l’italienne Lorenza Mazzetti qui opte pour la fiction (et bénéficie du 35mm) pour tourner un bouleversant Together (1956) et du Hongrois Robert Vas, chassé de son pays par les événements de 1956, qui réalise un poignant récit autobiographique, Refuge England (1959) dont la voix off à la première personne (façon astucieuse d’éviter le commentaire griersonien) n’est pas sans rappeler le Paul Tomkowicz, Street-Railway Switchman (1954) de Roman Kroitor.
Ce parallèle spontané entre une œuvre du « Free Cinema » et un des films emblématiques du « candid eye » canadien n’est sûrement pas accidentel : de part et d’autre, ces cinéastes étaient des enfants de Grierson dont ils voulaient larguer l’héritage devenu trop lourd, héritage qui ne permettait pas l’émergence du documentaire d’auteur dont leurs travaux annonçaient l’avènement. La caméra fureteuse de Wolf Koenig, comme celle intuitive de Michel Brault, auraient été fort à l’aise dans les équipées du Free Cinema. (Walter Lassally fut l’un des caméramen du projet Labyrinthe de l’ONF pour Expo 67 ; il y travailla aux côtés de Koenig, Kroitor et Colin Low… Ont-ils alors évoqué ensemble le « Free Cinema » ?).
En 3 ans, 11 films et quelques séances publiques au National Film Theatre de Londres, le « Free Cinema », frère d’armes des « Angry Young Men » en littérature et en théâtre, a déboulonné le cinéma anglais. Plusieurs des cinéastes du groupe seront responsables des œuvres marquantes du cinéma des années 1960, en documentaire, comme en fiction : vous en connaissez sûrement plusieurs.
Point d’orgue : en août 1963, sur la scène du cinéma Loew’s, rue Ste-Catherine, à Montréal, c’est Lindsay Anderson qui remettait à Claude Jutra le Grand Prix du Festival du cinéma canadien pour À tout prendre.
Le coffret Free Cinema est disponible au BFI. Pour qui voudrait en savoir davantage, la Cinémathèque de Toulouse a mis en ligne une conférence (en français) de Christophe Dupin qui est accompagné de Walter Lassally.
Image d’ouverture: We are the Lambeth Boys de Karel Reisz (1959)
15 juin 2020