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Chroniques

Cell’ de quatorz’-dix-huit !

par Robert Lévesque

Dans sa gaillarde chanson sur les grandes guerres, les passant toutes en revue, celle de 1870, celles de Sparte ou de Bonaparte, celle de l’an quarante, les saintes, les sournoises, et celles qui n’osent pas dire leur nom, Georges Brassens concluait à la fin de chaque couplet : « Moi, mon colon, cell’ que j’préfère, c’est la guerr’ de quatorz’-dix-huit ! ». Sans dire pourquoi, d’ailleurs. Ce que l’on sait, c’est qu’Elvira, sa mère d’origine italienne, était la veuve de guerre d’un poilu quand elle se remaria avec le maçon Jean-Louis Brassens…

Le chansonnier de La mauvaise réputation aurait manqué à la sienne s’il avait fait autre chose que rigoler des guerres, dont, écoutons-le encore : « chacune a son petit mérit’ », « depuis que l’homme écrit l’Histoire ». Tonton Georges nous manque aujourd’hui. Les commémorations des déclarations de guerre ou d’armistice ont toujours quelque chose de lourd dans l’expression, de grave dans la pose (vous avez vu le président Hollande – dit « la fraise des bois »*- dans les bras du président allemand, le dénommé Gauck au Vieil-Armand ? Mitterrand et Kohl en 1984, main dans la main au Mémorial de Verdun, ça vous avait plus d’allure !). Celles qui entourent le centenaire du déclenchement de la 14-18 le 4 août n’échappaient pas au genre, allant vite du pompeux au pompier.

Je vous suggère une façon, pas plus drôle remarquez, sombre même, mais magnifique et profondément juste, empreinte d’humanisme, de marquer le coup anniversaire avec cette Grande Guerre, dite la sale guerre, supposément « la der des der », celle qui fit des millions de morts sous les obus et dans la vermine et la boue des tranchées (qui tua Péguy et arracha un bras à Blaise Cendrars) et qui laissa au champ d’horreur 350 000 pauvres types disparus. Votre commémoration sera cinématographique. Il s’agira de visionner sur Télé Québec le 9 août à 22 heures 30 le superbe film de Bertrand Tavernier et Jean Cosmos, La vie et rien d’autre.

La vie et rien d’autre… Tavernier, pour ce titre, paraphrasait un vers d’Éluard : « Il ne faut pas de tout pour faire un monde, du bonheur et rien d’autre ». À défaut du bonheur, il y avait la vie… Celle qui devait continuer après… L’action de ce grand film dure cinq jours. Nous sommes en novembre 1920, la guerre fume encore, pourrait-on dire. Les villages en ruines. Des femmes en noir, presque toutes veuves. Quelques hommes portent encore, à défaut d’autre linge, les uniformes décrassés. Dans les yeux des survivants, un rien d’espoir de retrouver le disparu, le revenu. Le commandant Dellaplane (l’un des plus grands rôles de Noiret) a été dépêché dans ce décor de désolation pour rechercher et identifier des morts, deux ans après la fin du conflit.

C’est dans l’ombre de la guerre que se déroule ce film délicat et puissant. La guerre après. Dans le deuil. Tavernier a affirmé que l’idée des 350 000 disparus a été déterminante pour l’amorce de son scénario, qu’il a écrit avec Jean Cosmos, un scénariste qu’il engageait alors pour la première fois et qui va lui demeurer fidèle ; entre autres films, ils écriront ensemble Capitaine Conan, d’après le roman de Roger Vercel et portant aussi sur la Première guerre mondiale. Cosmos a publié chez Robert Laffont en 1989, sous le même titre, un roman tiré du scénario de La vie et rien d’autre.

Ce scénario subtil, ce film exceptionnel, le meilleur de Tavernier (sa meilleure veine, en fait, dans laquelle il faut inclure les quatre heures de La Guerre sans nom sur celle d’Algérie), entremêle au désastre un certain chant, en basse continue, à la beauté de la vie. Deux personnages incarnent la réunion de la mort et de la vie, le commandant Dellaplane et une femme, une grande bourgeoise parisienne, Irène de Courtil (jouée par Sabine Azéma), venue sur les lieux à la recherche de son mari. Entre les deux va s’installer une complicité muette devant les désastres de la guerre, la solitude silencieuse, la douleur ; chez elle une attirance forte naîtra envers ce militaire raffiné, et chez lui, tardivement, un véritable amour surgira envers elle quand elle aura disparu de sa vie. Lui, alors, disparaît des rangs de l’armée dont il se sépare à jamais pour retrouver seul le silence de la terre de son enfance.

Ce film se termine par la lecture en voix-off de la lettre de l’adieu amoureux que Dellaplane envoie en 1922 à Irène de Courtil en allée à New York et en partance pour le Wisconsin (c’est elle qui, par une lettre, a repris contact), une lettre sublime que la voix de Noiret porte à son maximum d’expression et dans laquelle il la laisse à jamais avec ces derniers mots : « à vous, ma vie »… D’où le titre du film, sublime.

•    L’image de « fraise des bois » accolée à Hollande, assassine, savoureuse et absolument géniale, lui est venue de sa propre famille politique avant son élection, elle est de Fabius.

 

La lettre lue par Philippe Noiret dans La vie et rien d’autre


7 août 2014