Chantal Akerman (1950-2015)
par Bruno Dequen
HUMAINE, TROP HUMAINE
« Pourquoi tu me filmes comme ça ? »
« Parce que je voudrais faire quelque chose, comme quoi il n’y a plus de distance dans le monde. »
« C’est magnifique. Tu as toujours des idées, hein, chérie ? »
Cet échange anodin entre Chantal Akerman et sa mère a lieu dans No Home Movie, l’ultime film de la cinéaste. Cette dernière, seule dans une énième chambre d’hôtel au bout du monde (l’Oklahoma, cette fois-ci), appelle sa mère sur Skype. La conversation n’a aucun intérêt particulier. Elles se parlent du temps qu’il fait, Akerman raconte une anecdote banale (elle s’est baignée ce jour-là), et elles se disent avec insistance à quel point elles s’aiment avant de passer deux minutes à tenter maladroitement de raccrocher. Un plan fixe, avec quelques recadrages, dans lequel il ne s’est rien passé. Et pourtant… D’où vient cette impression que la cinéaste parvient malgré tout à capter, sans en avoir l’air, l’essentiel ?
Comme toujours, son dispositif minimaliste est d’une simplicité trompeuse. Tout commence par le montage. No Home Movie chronique la dernière année de vie de la mère d’Akerman, confinée dans son appartement bourgeois de Bruxelles, attendant patiemment les visites de sa fille chérie, toujours partie aux quatre coins du monde, comme elle le lui rappelle régulièrement. Cette courte conversation sur Skype est précédée d’un long plan large de cette vieille femme, assise seule dans son grand salon. Dès la conversation terminée, retour dans l’appartement, à travers un autre long plan fixe de la salle à manger, déserte cette fois-ci. No Home Movie est le récit d’une double absence. Celle à venir d’une mère qui sent sa vie se terminer, et celle d’une fille qui ne sait que trop bien qu’elle n’est pas suffisamment là pour accompagner la femme qui lui a donné la vie, et dont la présence absente dominait déjà News from Home. Placée ainsi, entre deux plans vides, la déclaration faussement naïve d’Akerman au sujet de l’impact positif des nouvelles technologies sur les relations humaines, prend une toute autre ampleur. Elle sait bien que Skype ne comble pas la distance entre deux êtres – sa mère, coquine, lui dit d’ailleurs qu’elle aimerait tant la serrer dans ses bras – mais elle veut y croire. Tout comme elle a toujours cru en cette capacité qu’a le cinéma, cet art si concret, si ancré dans la matérialité des choses, à capter l’indicible. Et rien n’aura été plus indicible que le lien si fort qui la liait à cette femme ordinaire, survivante de l’Holocauste qui aura bâti à Bruxelles un nid douillet et ennuyeux que sa fille aura passé sa vie à fuir.
Associée très tôt aux expérimentateurs structuralistes tels Michael Snow, dont elle avait découvert, admirative, le travail grâce à l’Anthology Film Archives de Jonas Mekas lors de son séjour à New York au début des années 1970, Chantal Akerman a pu se voir affubler des mêmes épithètes qui ont souvent accueilli ses confrères : radicalisme, minimalisme, structuralisme, féminisme et autres –ismes ont été associés à ses films, en particulier ceux de la décennie 1970. Pourtant, il suffit de lire quelques unes des innombrables réactions dévastées à l’annonce de son décès ce lundi 5 octobre 2015 pour prendre la mesure de sa singularité. On admire de nombreux cinéastes, mais rares sont ceux qui parviennent à susciter un tel lien émotif envers leur propre personne. Évidemment, le fait qu’elle se soit plusieurs fois mise en scène, qu’elle se soit souvent réappropriée sa vie dans les films, joue certainement un rôle dans l’attachement profond qu’elle suscitait. Mais il y a plus. En poussant jusqu’à sa limite l’apparente neutralité de la caméra afin de la dépasser, en redonnant au temps son sens, en filmant comme personne les non-dits et la maladresse ordinaire des corps dans l’espace, en utilisant si brillamment le cadre pour suggérer l’inévitable solitude des êtres même, et parfois surtout, lorsqu’ils ne sont pas seuls, Chantal Akerman est parvenue à dresser un portrait de la condition humaine d’une profondeur foudroyante. Humaine, trop humaine, elle aura tout essayé, du documentaire à la fiction, de l’avant-garde au cinéma narratif commercial, du huis-clos minimaliste à la comédie musicale. Elle n’aura pas toujours réussi, ce qui, à vrai dire, la rend encore plus attachante.
Sa disparition va assurément multiplier les hommages sous forme d’exégèses. Ce texte en fait malgré lui partie, alors que, pour reprendre la jolie formulation de l’ami Richard Brouillette, je voulais simplement dire à Chantal que je, tu, il, elle, l’aimais beaucoup.
8 octobre 2015