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Chroniques

Chimériques et introuvables

par Robert Lévesque

Vous connaissez mon penchant, ou plutôt mon amour impossible – et forcément platonique -, pour ces films inconnus qui, pour toutes sortes de raisons y compris celles du cœur, n’ont jamais été tournés. Ces films chimériques. C’est une façon désespérée, on l’aura compris, de me consoler de ceux qui hélas (neuf fois sur dix) l’ont été, tournés. Et qui gagnent des prix en veux-tu en voilà. Et dont les fabricants ont tellement de gens à remercier…

Dans ma série intermittente des « merveilleux films qui n’existent pas », et sur lesquels on peut toujours pleurer, deux autres cas, trouvés au hasard de mes lectures, ont rejoint ma cinémathèque mentale. Imaginez-vous que dans les années quatre-vingt du siècle dernier, Michael Cimino (ce n’est pas là le plus intéressant de l’affaire) a proposé à l’écrivain Raymond Carver (voilà que ça se corse, n’est-ce pas ?) d’écrire un scénario sur Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski (et là, nous y sommes !). La longue et douloureuse vie du cher Dosto écrite par le nouvelliste de Cathedral et de Will You Please Be Quiet, Please ?, est-ce assez enivrant ? Le Russe qui buvait du thé fort et l’Américain qui buvait comme un trou. Quel film cela aurait-il pu être ?

Cimino avait refilé à Carver un synopsis qui avait été écrit dans le Vermont par le grand exilé de l’époque, Soljenitsyne. Et Carver n’aurait en rien été impressionné par cette ébauche car, avec sa copine la poétesse Tess Gallagher qui allait devenir sa femme, il s’est mis à l’ouvrage et ils ont torchés ensemble un vrai scénario, avant que les producteurs n’arrêtent tout. Tout ce que je sais de ce film qui ne fut pas tourné, c’est que Carver, avec le cachet qui n’était sans doute pas mince, s’acheta une première bagnole, une Mercedes 300 turbo diesel décapotable… Cela se passait dans les dernières années de sa vie, lui qui clamse en 1988.

Si l’on remonte plus loin en arrière, en 1949, j’apprends qu’il s’en est fallu de peu cette année-là – l’année où Mao boute hors de Chine Tchang Kaï-chek – pour que la Magnani, en rupture de Rossellini, se tape le jeune et si beau Gérard Philipe dans un film qu’aurait signé Claude Autant-Lara en adaptant à l’écran le roman de Colette, celui titré Chéri. Autant-Lara venait de tourner trois ans plus tôt Le diable au corps avec Micheline Presle et ce jeune Cannois qui avait incarné le Caligula de Camus au théâtre et dont on parlait de plus en plus. Le réalisateur-décorateur Autant-Lara voulait se hausser d’un cran dans le genre chic et sulfureux et surtout payant (pour l’époque, bien entendu) en passant de cette liaison entre deux mineurs imaginée par Raymond Radiguet, à celle d’une femme mûre, nommée Léa de Lonval, amoureuse d’un jeune éphèbe, Fred Peloux appelé Chéri, le fils de sa meilleure amie. En publiant Chéri en 1920, Colette préfigurait l’aventure qui l’amènerait, elle, à flirter et beaucoup plus avec le jeune Bertrand de Jouvenel son beau-fils (ô scandale, ô Phèdre).

Bref, on n’aura jamais vu, et on ne verra jamais Gérard Philipe dans les bras d’Anna Magnani, ou autrement dit (on peut toujours rêver) le Cid dans ceux de la comédienne ambulante du Carrosse d’or de Renoir, le prince de Hombourg dans ceux de la prostituée de Mamma Roma de Pasolini, et l’insouciant Fanfan dans ceux de l’ensorcelante Serafina de La rose tatouée de Daniel Mann. Car ce Chéri ne se fit pas. On se quitta pour d’autres tournages. Pour Autant-Lara, ce fut Occupe-toi d’Amélie, pour Gérard Philipe, La beauté du diable de René Clair, et pour la Magnani, deux Maddalena de suite, celle du Vulcano de Dieterle et celle de Bellissima de Visconti.

J’ai trouvé un type, Dylan Pelot, qui s’amuse lui aussi avec la notion des films non faits ; il vient d’écrire un bouquin publié aux éditions du Fluide Glacial sous le titre « Les Grands succès du cinéma introuvable ». C’est d’un marrant assez maniaque. Il invente des fiches signalétiques, des dossiers de crédits complets, et même des extraits de critiques, sur des films comme si ceux-ci avaient été tournés. Il nous en présente 80 et tous ont des titres qui parodient ou travestissent ceux de nanars bel et bien réels et tournés. C’est ainsi qu’on saura tout sur Hassan Lupin, la version arabisante du gentleman cambrioleur, ou Crocodile Dinde, de Yahoo Saroul, ou alors Olga, la tigresse du camp scout avec Anita Cravach et James Comfouette… Ou encore, au rayon porn food, Cuisine à la tronçonneuse de Tobe Cooker, avec Nicole Estérol…

Allez, ciao…

 


27 mars 2014