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Chroniques

Chômage au sort

par Robert Lévesque

Il y a une situation problématique au point de départ du drame social que Robert Guédiguian expose dans Les neiges du Kilimandjaro, un film remarquable par l’acuité de son humanisme. Tout syndiqué probe (oublions leurs chefs, regardons l’honnête homme, le brave salarié) va s’étonner en voyant que, dans cette affaire de mises à pied dans le cadre d’un plan de licenciement, le choix des malheureux se fait par un tirage au sort, les noms de tous les ouvriers déposés par eux-mêmes dans une boîte de carton.

Guédiguian n’explique pas comment et pourquoi ce procédé inhabituel, contraire aux mœurs du capitalisme et du syndicalisme, est adopté en ne semblant pas soulever d’objections chez les ouvriers. On peut penser (pessimiste hypothèse) que le cinéaste signifie par là que la conscience de classe, comme ce que l’on appelait jadis la lutte des classes, est en voie de disparition, sinon disparue. Au vingt-et-unième siècle, le syndicalisme de lutte serait devenu un syndicalisme d’accompagnement, sinon de compréhension, car le syndicat se donne ainsi la tâche de désigner lui-même (mais à l’aveugle – une équité établie par le hasard ?) ceux (garçons, pères de famille) qui perdront leur emploi. La compagnie s’en lavant les mains, et le syndicat aussi en quelque sorte.

Je vois là un signe de désespoir. C’est la première force sourde de ce film qui, à mon avis, se situe au terminus de la grande lignée des films autrefois dits communistes (l’ère Eisenstein, quand Lénine disait que « de tous les arts le cinéma est le plus important »), puis des films qui demeurent portés par le souci d’un socialisme humaniste, digne lignée défendue toutes formes ou approches confondues par le Chaplin des Temps modernes, le Renoir volontiers militant du temps du Front populaire (La vie est à nous), Glauber Rocha au Brésil, l’increvable Ken Loach, le brechtien René Allio, les Dardenne, le Nanni Moretti d’Ecce Bombo, Perrault et Brault (cher Michel Brault qui vient de nous quitter).

Cette brave lignée, semble indiquer Guédiguian, en serait arrivée à l’étape dépressive, au temps présent, dans un pragmatisme brutal, passés les rêves et les désenchantements ; l’étape où, à défaut de révolution, l’on doit reconnaître que les batailles d’antan sont les batailles du passé, que les lendemains ne chantent plus, mais que la musique des hommes filera toute seule, tant qu’il y aura des hommes (pour reprendre le titre du fameux film de Zinnemann), tant que ceux-ci sauront faire preuve, comme Michel, le héros de Guédiguian, représentant syndical de la CGT en mi-cinquantaine qui a mis son nom dans la boîte comme ses camarades et dont le nom est sorti. Il ne se révolte pas contre le sort, ni ne déprime, mais (autre grande force de ce film) il trouve dans l’amour resserré de sa femme et des siens, dans cet humanisme indécrottable fait d’honnêteté profonde qui lui colle à la peau et lui fait battre le cœur, le moyen de vivre ce qui lui restera de vie sans s’humilier, sans se résigner, sans lâcher, mais sans la solidarité ancienne. Seul dans une lutte du cœur, menée avec la discrétion du juste. Sa classe.

Inutile de dire que, dans ce rôle de Michel syndicaliste marseillais, le comédien Jean-Pierre Darroussin (né à Courbevoie comme Céline et Arletty) est parfait, inoubliable, magistral de simplicité, grandiose de justesse : vrai. C’est un vieux chien des quais, qui s’est battu, qu’on a battu, mais que les coups reçus, la perte de son travail à 54 ans et ce qui lui arrive traîtreusement de la part d’un jeune collègue mis à pied (au cas où vous n’auriez pas encore vu ce chef-d’œuvre, je ne vous dis rien du détail et de l’évolution des choses) n’abattront pas, au contraire, ça le relève, le grandit.

Ce personnage (immense) irradie le film déjà ensoleillé par le soleil du Midi dans ce quartier populaire de l’Estaque où, au dix-neuvième siècle, Paul Cézanne, contemporain de Marx et de Zola, venait peindre la beauté du paysage, le plus beau du monde disait-il. À la beauté naturelle des lieux à peine montrée, l’œil de Robert Guédiguian, dont c’est le pays comme c’était celui de René Allio et de sa Vieille dame indigne, ajoute la beauté des sentiments (pas les grands sentiments, les petits qui vont dans la poche des vareuses), ceux que Michel et sa femme Marie-Claire (Ariane Ascaride), qui fêtent leurs trente ans de mariage, développeront dans la logique et la droiture d’un vieux couple aimant et digne…

Pourquoi Les neiges du Kilimandjaro ? C’était le tube de Pascal Danel sur lequel, à vingt ans, Michel et Marie-Claire avaient dansé à leur mariage. Une chanson qui ne les a pas quittés. Comme ne les a pas quitté non plus l’idée d’y aller un jour la grimper, cette fameuse montagne magnifiée par Hemingway…

Donc, à Télé Québec le 29 septembre à 21 heures, vous verrez l’un des films que j’ai le plus aimé ces dernières années. Un film franc. Sans manières.

 

La bande-annonce des Neiges du Kilimandjaro


26 septembre 2013