Cinéphilie de confinement I
par Alexandre Fontaine Rousseau
31 mars 2020
Paris nous appartient, Jacques Rivette (1961)
Je devais partir pour la France quelques jours avant que tout ça ne commence. Qu’à cela ne tienne, me dis-je naïvement. Faute d’y être vraiment, je déambulerai dans Paris à travers le regard de Jacques Rivette. Et si le cinéma, à défaut de nous ramener le monde d’hier, nous permettait de rattraper les rendez-vous manqués?
Des rendez-vous, on dirait qu’il n’y a que ça dans Paris nous appartient. Des rassemblements, des répétitions, des rencontres. Une vaste toile de rapports tissés faisant que les gens se croisent et s’entrecroisent inévitablement. L’intrigue d’espionnage esquissée en guise d’arrière-plan sert surtout à entretenir ce mouvement, cette ébullition humaine que Rivette capte avec un admirable sens du naturalisme.
Du film, c’est d’ailleurs ce que l’on retient le plus. Cette impression d’une vie que l’on capte sur le vif, d’une manière de filmer qui s’accorderait totalement à la liberté des être filmés. J’ai l’impression, en disant de telles évidences, d’être un étudiant en cinéma découvrant la Nouvelle Vague. Mais peut-être, justement, fallait-il un peu l’oublier pour mieux la retrouver. L’effet de surprise provoqué par cette rencontre demeure, après tout, des plus plaisants.
4 avril 2020
Alice dans les villes, Wim Wenders (1974)
J’ai toujours su qu’Alice dans les villes était un de mes films préférés. Or, voilà, je ne l’avais jamais vu jusqu’à aujourd’hui. Intuition. Il aura fallu tout ça pour qu’enfin, je comble cette lacune évidente dans ma propre cinéphilie. Mais le film de Wim Wenders éveille en moi une profonde mélancolie. Comme si, en effet, le monde qui y était décrit n’existait définitivement plus.
Je me dis parfois que le cinéma est un art appartenant au XXe siècle. Que ce n’est pas plus mal, si c’est le cas. Mais alors que le XXIe siècle semble commencer réellement, je suis pris d’une immense nostalgie pour tout ce que le film dépeint de déplacements, de déambulations, de mouvements sans entraves. Face à ce road movie surgissant semble-t-il d’un autre temps, je m’imagine subitement un monde où on ne pourra plus voyager aussi facilement.
Voilà sans doute pourquoi cette image d’une main tenant un polaroid pris par la fenêtre d’un avion, sur lequel on voit une aile surplombant les nuages, m’affecte tant. Comme si cette vue si familière relevait désormais du souvenir lointain, qu’il s’était avéré prophétique de capter. « C’est une belle photo », dit Alice à Philip. « Elle est si vide. » Pourquoi prend-t-on des photos? Pourquoi tourne-t-on des films? Est-ce pour sauver notre monde de sa propre érosion?
5 avril 2020
Stranger Than Paradise, Jim Jarmusch (1984)
Voici justement un film dont la beauté découle, du moins en partie, du fait qu’il s’avère si vide. Je regarde Stranger Than Paradise de temps en temps comme on enfilerait une vieille paire de Converse usée à la perfection. Mais je ne saurais trop expliquer pourquoi ce film, qui ne repose au fond sur presque rien, me paraît si invitant. Il en va ainsi des choses que l’on aime le plus au monde. On est souvent à court de mots pour les décrire. Elles paraissent justes. Tout simplement.
Mais il ne fait aucun doute que la direction photo de Robby Müller y est pour quelque chose dans tout ça. Dans un texte accompagnant Some Music for Robby Müller, le plus récent album de son groupe SQÜRL, Jarmusch raconte sa rencontre avec Müller. « I first met Robby in 1981, in a bar on a boat in Rotterdam […]. Wim Wenders knew I was a huge fan of Robby’s work and he told me exactly where I might meet Robby – in that bar on that boat seated next to the peanut machine which rested on top of the bar. »
Depuis le début du confinement, j’écoute presque à chaque jour ce disque dont les sonorités semblent évoquer la manière particulière dont la lumière occupe et sculpte l’espace. J’écris cela en me disant que ça n’a aucun sens. Comment la musique pourrait-elle évoquer la lumière? C’est un mystère. Parfois, on croit avoir trouvé les mots justes pour décrire une chose. Puis ils nous paraissent étranges, une fois prononcés.
5 avril 2020
Kings of the Road, Wim Wenders (1976)
Sans Wenders, Jarmusch n’aurait jamais rencontré Müller. On devine bien que ce n’est pas la seule chose qu’il lui doit, en voyant Kings of the Road. Wim, avant Jim, avait déjà compris qu’une scène pouvait reposer entièrement sur l’acquisition un peu saugrenue de nouvelles lunettes de soleil. On reconnaît déjà, dans la dégaine de Rüdiger Vogler, la nonchalance cool des protagonistes de Jarmusch.
Par-delà l’attitude parfaitement calibrée, cette ballade à la frontière de l’Allemagne de l’Ouest et de l’Allemagne de l’Est jette dès ses premiers plans les bases d’une réflexion sur le rapport complexe qu’entretient une certaine jeunesse allemande à la génération l’ayant précédée. Le vieux propriétaire d’un petit cinéma racontant des anecdotes sur le bon vieux temps nous apparaît ainsi parfaitement sympathique… jusqu’à ce que l’on comprenne qu’il était autrefois membre du Parti Nazi.
C’est bien un désir de rupture totale avec le passé qui propulse l’errance de nos deux rois de la route, l’impression d’un déracinement face à sa patrie mais aussi face à sa propre famille. Le film se termine et je me replonge dans la discographie de Can, qui signait deux ans plus tôt la trame sonore d’Alice dans les villes. La même volonté d’inventer un art nouveau, faisant table rases de toutes les conventions esthétiques de l’ancien monde, semble animer des albums comme Future Days ou Ege Bamyasi – que j’écoute jusqu’à tard dans la nuit, perdu dans mes pensées.
Pour découvrir comment voir les films en ligne, nous vous conseillons l’outil Où voir ça? :
7 avril 2020