Cinéphilie de confinement X
par Alexandre Fontaine Rousseau
2 juin 2020
Black Panthers, Agnès Varda (1968)
J’en étais rendu à me demander si je devais poursuivre cette chronique, s’il fallait qu’elle change de nom, lorsque la réalité est revenue à la charge pour remettre les choses en perspective. Face aux manifestations qui s’organisent contre les violences racistes aux États-Unis et ailleurs, c’est le cinéma en tant que tel qui paraît relever de l’isolement et cette idée même de cinéphilie qui tient du confinement.
Subitement, ces préoccupations me paraissent divorcées du réel. Il me semble, pourtant, que les films que je regarde me permettent d’entretenir le contact avec le monde et me donnent la force de ne pas le fuir totalement. C’est donc vers le cinéma que je me tourne pour essayer de donner un sens à cette colère que je ressens et qui semble tourner à vide face au défilement des nouvelles sur mon écran.
Je retourne instinctivement à ce formidable documentaire tourné à Oakland en 1968, alors que Huey P. Newton est en prison. L’une des qualités fondamentales de Black Panthers, c’est qu’Agnès Varda s’y efface presque entièrement pour écouter l’autre du mieux qu’elle le peut; c’est là le geste le plus explicitement politique de sa mise en scène, par-delà son entière adhésion aux revendications des militants et militantes qu’elle filme.
Évidemment, les images qu’elle capte entrent en tragique résonance avec le présent. Les mots prononcés, les discours captés sont encore brûlants d’actualité – tout comme les injustices qui sont décriées. Regarder le film aujourd’hui n’est pourtant pas une expérience totalement démoralisante, puisque l’activisme qu’il donne à voir reste inspirant : féroce et précis, clairement articulé sur le plan théorique et parfaitement orchestré sur le plan pratique.
4 juin 2020
Uptight, Jules Dassin (1968)
Adapté du même roman de Liam O’Flaherty qui avait inspiré The Informer à John Ford en 1935, Uptight vise juste en transposant le récit qui se déroulait à Dublin pendant la guerre d’indépendance irlandaise vers Cleveland aux États-Unis, quelques jours après l’assassinat de Martin Luther King. L’IRA devient ainsi, dans le film de Jules Dassin, une organisation révolutionnaire noire de toute évidence calquée sur les Black Panthers.
Ayant quitté les États-Unis en 1952, son nom figurant sur la fameuse liste noire de Hollywood en raison de son adhésion au Parti communiste dans les années 1930, Dassin reviendra en Amérique juste à temps pour tourner ce portrait explosif d’un pays déchiré par les tensions raciales. Il dresse de la situation un constat implacable : « When you’re born Black in this country, you’re born dead. »
Le film débute sur des images documentaires des funérailles de King. En plus d’ancrer la fiction dans un réel auquel elle ne saurait échapper, cette introduction place le film sous le signe d’un constat d’échec : celui de la méthode pacifiste, « assassinée » aux yeux des militants en même temps que King. Dassin ne remet jamais en question la légitimité de cette radicalisation, même si son film montre bien comment elle divise la communauté.
C’est d’ailleurs par cette manière qu’il a de créer une véritable collectivité à l’écran que Uptight se démarque réellement. Dassin semble totalement conscient de sa position d’étranger, face à ce débat qu’il met en scène. Son seul vrai personnage blanc, un militant bien-intentionné du mouvement des droits civiques, sera d’ailleurs expulsé du récit au nom de cette idée que la liberté n’est pas quelque chose que l’on « donne » à l’autre.
7 juin 2020
Personal Problems, Bill Gunn (1980)
C’est aussi autour de la notion de communauté que s’articule cette fascinante collaboration entre le cinéaste Bill Gunn et le poète Ishmael Reed, sorte de soap opera expérimental venant réitérer de manière complexe et nuancée l’idée que l’intime est politique. Personal Problems dépeint avec autant d’intelligence que de sensibilité les vies privées de l’Amérique noire, porté par une conscience aiguisée des pressions sociales qui la façonnent au quotidien.
La démarche, pourtant, n’a rien de didactique. On reconnaît bien l’auteur du classique Ganja & Hess à cette manière oblique qu’il a d’explorer la complexité et les contradictions de l’identité afro-américaine. Ce réalisme social vers lequel tend le projet n’entre jamais en contradiction avec les aspirations poétiques du Gunn, tout comme la nature très concrète des enjeux n’empêche pas à l’ensemble de posséder une certaine qualité impressionniste.
Tournée en vidéo, cette production télévisuelle à l’approche visuelle résolument lo-fi a parfois des allures de film de famille – ce qui confère un supplément de vérité émotionnelle aux divers drames personnels qu’elle dépeint. La caméra s’attarde longuement sur les visages des interprètes, les scrutant attentivement alors qu’ils improvisent durant de nombreuses minutes des scènes qui puisent leur authenticité dans cette durée parfois intimidante.
Il se dégage de cette espèce de fresque DIY une formidable vitalité, une impression de vérité qui transcende des moyens limités et une technique parfois approximative pour tendre vers une réelle humanité. Gunn, en s’appropriant les codes du mélodrame télévisuel, ne se contente pas de repenser les possibilités expressives du genre; il s’approprie aussi ce vecteur de représentation afin de permettre à la communauté afro-américaine d’exister. Tout simplement.
– Black Panthers est disponible sur le coffret Eclipse 43 : Agnès Varda in California, édité par Criterion.
Il est également disponible en ligne en accès libre ces jours-ci.
– Uptight est édité en blu-ray chez Olive Films. On peut également le découvrir sur ITunes.
– Personal Problems est édité en blu-ray chez Kino Lorber.
8 juin 2020