Cinéphilie de confinement VI
par Alexandre Fontaine Rousseau
6 mai 2020
The Blue Gardenia, Fritz Lang (1953)
À force d’isolation, on finit par tourner en rond. C’est inévitable. Au bout de deux mois, on a même l’impression d’avoir fait le tour de soi-même. On fait du surplace, ainsi privé des autres pour nous surprendre. Ce sont aussi les imprévus nés de l’échange qui nous manquent, dans ce contexte de solitude imposée. Cette semaine, j’ai donc demandé à quelques-uns de mes amis de choisir à ma place les films que j’allais regarder. Pour faire changement.
À bien y penser, je crois que je n’avais rien vu de la période hollywoodienne de Fritz Lang. Mathieu m’invite à corriger cette lacune cinéphile évidente en me proposant The Blue Gardenia, réalisé à l’époque où l’éminent cinéaste allemand s’était transformé en véritable machine à tourner du film noir. Il s’agit très certainement d’un drôle d’endroit par où commencer. Mais je me dis qu’on ne peut pas vraiment se tromper avec Lang.
Comme de raison, la mise en scène s’avère ici impeccable. Mais ce que je retiens, au final, c’est plutôt l’influence de la romancière Vera Caspary sur ce portrait cinglant d’une masculinité violente à laquelle elle oppose cette camaraderie féminine qui donne lieu aux meilleures scènes du film. Dont celle d’où surgit cette réplique : « honey, if a girl killed every man who got fresh with her how much of the male population do you think there’d be left? »
9 mai 2020
Day Shall Dawn, A.J. Kardar (1959)
Mon ami Francis est du genre à monter un palmarès des meilleurs films de 1917 pour s’amuser. Je me doutais bien qu’en lui demandant une suggestion, il me sortirait quelque chose dont je ne soupçonnais même pas l’existence. Il me propose ainsi de regarder Day Shall Dawn, premier film pakistanais de l’histoire à avoir été soumis aux Oscars, en me disant qu’il s’agit un peu du chaînon manquant entre Satyajit Ray et Ritwik Ghatak.
Voilà une description qui ne m’aide qu’à moitié, puisque je ne connais qu’un de ces deux noms. Mais de telles références sont inutiles pour apprécier le film, que je débute très tôt le matin alors que le soleil n’est pas encore levé – tandis que les pêcheurs de Kardar finissent de travailler et retournent au port pour vendre leurs poissons. Durant un instant, on dirait que ce qui se déroule à l’écran se synchronise avec ma propre vie.
Pendant 1h30, ce quotidien filmé avec douceur me paraît d’ailleurs presque plus réel que les deux derniers mois. Le passage du temps y semble plus naturel, plus incarné que dans mon existence confinée; et la mise en scène, malgré son grand dépouillement, capte des détails qui confèrent à ce monde une densité remarquable. En fait, il est un peu étonnant que ce petit bijou néoréaliste soit totalement ignoré par l’histoire du cinéma.
10 mai 2020
Ferat Vampire, Juraj Herz (1982)
Dans un tout autre registre, Ariel me propose cet obscur film de genre tchécoslovaque dans lequel un fabricant automobile tente de commercialiser un véhicule s’abreuvant du sang de ses conducteurs. Il y aurait un programme double cohérent à faire avec Ferat Vampire et la comédie d’horreur britannique I Bought A Vampire Motorcycle – et je me vois sans problème le suggérer à mon ami, tout en me débouchant la énième bière de cette soirée imaginaire.
Pourtant, les deux oeuvres approchent de manière diamétralement opposée leurs prémisses respectives. Ferat Vampire trouve même le moyen de me convaincre, durant 1h30, que cette histoire complètement ridicule de voiture vampire constitue un enjeu dramatique parfaitement légitime. Il faut dire que Juraj Herz est aussi l’auteur du fameux Cremator de 1969, ce qui explique probablement pourquoi le cinéaste Jiří Menzel tient ici le rôle principal.
Mais Ferat Vampire est un long métrage franchement étonnant, dont les relents d’horreur bio-mécanique rappellent par moments la terreur corporelle explorée par Cronenberg à la même époque. La corporation Ferat, quant à elle, semble incarner par son esthétique néon résolument clinquante ainsi que ses pratiques éthiques douteuses tous les travers du capitalisme décadent et de l’industrie automobile.
10 mai 2020
The Love Witch, Anna Biller (2016)
J’avais adoré Viva, le premier long métrage de la cinéaste américaine Anna Biller. J’étais donc particulièrement déçu d’avoir manqué The Love Witch lors de son passage à Fantasia en 2016. Je ne sais pas trop pourquoi, après quatre ans, je remettais encore et toujours son visionnement à plus tard. Lorsque Marion m’annonce que c’est avec ce film que je terminerai ma semaine, je pousse presque un soupir de soulagement. Franchement, il était temps.
Après tout, j’étais déjà à peu près sûr que ce film était fait pour moi. Un pastiche féministe du cinéma de genre italien des années 70, tourné en 35mm : voilà qui a d’emblée tout ce qu’il faut pour me plaire. À un point tel que ça pourrait s’avérer trop facile, presque trop évident. Mais il n’en est rien. Car Biller est une cinéaste véritablement unique, capable de multiplier les décalages ironiques tout en assumant entièrement son rapport fétichiste à ses influences.
The Love Witch emprunte à Sirk et Fassbinder autant qu’à Martino et Argento. Biller semble obsédée par la texture de ces films. Cette fascination transparaît à travers sa direction artistique, foisonnante au point d’être maniaque. Mais la réalisatrice ne se contente jamais d’aligner les citations les unes à la suite des autres. Elle dialogue avec les clichés, les fantasmes et les archétypes qu’elle convoque; et le discours qui en émerge les transcende.
11 mai 2020