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Chroniques

Cocteau entre belle et bête

par Robert Lévesque

Dans Paris occupé, sans s’en faire pour autant, Cocteau entreprit de transposer à l’écran le conte de Mme Leprince de Beaumont, La belle et la bête, dans lequel la dite Bête possède « une bibliothèque, un clavecin et plusieurs livres de musique ». L’ex-prince des poètes, revenu de son opiomanie post-Radiguet (son bel hétérosexuel mort à 20 ans, l’amour de sa vie) et réveillé de sa conversion catholique sous Maritain, mais pas encore académicien, se refaisait une jeunesse dans le septième art. Et le soir, dans ces années quarante-deux quarante-cinq, il lui arrivait d’aller dîner rue de Lille pour causer sculpture, poésie et musique, avec les amateurs d’art invités à la table d’Otto Abetz.

Son Journal de ces quatre années-là, publié longtemps après sa mort (survenue quelques heures après celle de Piaf en octobre 1963), ne nous apprend rien de ses fréquentations gastro-mondaines avec les Occupants du Gross Paris, mais on y trouve plein de détails sur son travail, ses efforts d’écriture, ses soucis de réalisateur débutant, sa vie avec Marais, ses petits caprices d’acteur (il jouait Musset pour Guitry dans La Malibran) et tout ce qui entoura la fabrication de ce film tiré du conte de Mme Leprince de Beaumont (le plus célèbre du recueil Le Magasin des enfants, publié à Londres en 1757 pour les enfants d’aristocrates anglais) et l’écriture de sa pièce de théâtre, qu’il menait en parallèle au film, une pièce qui portera le titre de L’Aigle à deux têtes, après avoir eu comme titre de travail celui aussi de La belle et la bête (dans Désordres, Cocteau et le cinéma, l’album publié par les Cahiers du cinéma en marge de l’exposition Cocteau sur le fil du siècle à Pompidou en 2004, Philippe Azoury et Jean-Marc Lalanne proposent que tous ses films auraient pu porter ce titre, La belle et la bête ; jeune fille ou jeune reine, homme-lion ou poète assassin, garçon ou statue vivante, ange ou monstre, etc.).

Créée au Théâtre Hébertot en décembre 1946, L’Aigle à deux têtes, portant sur un amour impossible entre une reine encore belle et un bel anarchiste (Feuillère et Marais) devint en 1947, avec les mêmes acteurs, un film qui n’est pas son meilleur ; par contre ce qu’il fit du conte de Mme Leprince de Beaumont, lu dans son enfance, relu la nuit du 11 janvier 1944 (« les idées d’un film m’arrivent en foule », écrit-il dans son journal), est une réussite exceptionnelle. C’était, en 1945, le second film qu’il signait seul (René Clément y étant crédité d’une supervision technique), quinze ans après Le sang d’un poète, film fameux ; entretemps il n’avait que collaboré à certains films (de L’Herbier, Serge de Poligny, Roland Tual) dont L’Éternel retour de Delannoy pour lequel, à partir du mythe de Tristan et Yseut (aussi une belle et une bête…, tiens), il avait imaginé le récit et écrit les dialogues et qui remportait, sous l’Occupation, un triomphe exceptionnel.

Autour de La belle et la bête, on trouve quelqu’un qu’on n’y attendait pas : Pagnol. Car Cocteau et Pagnol, ça fait deux. Dans son Journal, l’auteur de Potomak dit de l’auteur de Marius, Fanny et César que leurs mondes ne peuvent se mélanger. C’est comme si Podz donnait un coup de main à Denis Côté. Pagnol, qui admire Cocteau, convainct la Gaumont de produire ce projet d’adaptation d’un conte enchanteur. De plus, il permettra à l’équipe de tourner dans son moulin du côté d’Aubagne. En échange, pour le rôle de la belle, il refile à Cocteau sa maîtresse d’alors, Josette Day, comédienne pas fameuse, mais qui connaîtra là son meilleur rôle avant d’abandonner le cinéma pour épouser un milliardaire et tenir salon, ses déjeuners du samedi réuniront entre autres les « hussards », écrivains de droite, Chardonne, Nimier, Blondin et cie.

Mais la Gaumont casse le contrat et Pagnol sauvera la situation, plaidant avec succès auprès du producteur André Paulvé qui décidera d’assumer l’entreprise et la mènera à bien, mais échouera à remplacer Josette Day par Micheline Presle (un peu trop grasse, trancha Cocteau). Il est bien entendu, comment ne serait-ce pas évident, que Jean Marais, l’amant officiel et infidèle de Cocteau, serait la bête, mais encore là Pagnol agit en douce, il soutient que la bête ne doit pas être herbivore, mais carnivore, car un cerf n’effraiera personne alors qu’un lion effraie quiconque. De plus, plaide-t-il à un Cocteau qui n’en peut mais…, des cornes évoquent pour le public du samedi soir le cocu, Pagnol en sait quelque chose… Bref, dans le costume que lui crée Christian Bérard (le scénographe de Jouvet et de Cocteau que tous appelaient Bébé), la bête à pelage et crinière et queue de Marais sera somptueuse et juste ce qu’il faut d’inquiétante à la séduction. Bérard signa une direction artistique fabuleuse, travaillant à partir des gravures de Gustave Doré et des toiles de Vermeer. Le chef-opérateur Henri Alekan retrouva des luminosités de l’école hollandaise. Une merveille.

Pas folle la guêpe, Cocteau ajouta un personnage (Avenant, le meilleur ami du frère de la belle) que joua aussi Jean Marais pour que ses groupies qui, à l’époque (dans Paris occupé, je rappelle), hurlaient au beau sous les fenêtres du Palais-Royal où l’acteur partageait un studio avec Cocteau, puissent tout de même admirer sa vraie belle gueule d’homme.

Sur TFO, le 2 mai à 21 heures.

Un court extrait de La belle et la bête


25 avril 2013