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Chroniques

Comtesse de service

par Robert Lévesque

Si ce n’est qu’elle était la mère de Patrick Modiano, le timide Nobel de littérature, la comédienne Louisa Colpeyn serait parfaitement oubliée et aucune gazette n’aurait souligné sa mort. La nouvelle n’est d’ailleurs apparue (le 28 janvier) que sur Le Réseau Modiano, ce blog consacré à l’œuvre et à l’actualité de son fils, l’écrivain de Rue des boutiques obscures, le scénariste de Lacombe Lucien. Modiano, ce modeste grand écrivain, habite toujours au 15 quai Conti dans l’immeuble où sa mère avait loué un deux-pièces en 1942. Elle arrivait à Paris venant de Bruxelles où elle avait tourné cinq films pour la UFA (la compagnie allemande crée en 1917 et mise à la main du Troisième Reich), des bluettes toutes signées par un faiseur oublié, Jan Vanderheyden. Des films perdus, ou abandonnés dans des archives non fréquentées…

Tout est modianesque autour de Modiano. Ainsi cette mère, à la carrière d’actrice de second plan, arrivant dans Paris occupé, devenue un personnage flou dans l’œuvre de son fils.  S’il l’évoqua assez directement dans Livret de famille et dans Pedigree (où il révèle qu’elle fut d’abord une girl de music-hall à Anvers), et qu’il lui dédicace un seul de ses romans (La ronde de nuit, en 1969), ce profil de mère non vraiment aimée, non vraiment aimante, souvent absente, acoquinée puis mariée avec un Italien des plus louches (Albert Modiano, le père de l’écrivain), circule plus ou moins sous différents noms dans plusieurs des romans de la réminiscence d’un passé qui fascine le romancier de La place de l’étoile et de Dora Bruder, né en 1945.

Luisa Colpijn (nom original qu’elle modifiera en France) était née à Anvers en 1918 et avait fait ses débuts au cinéma avant la Seconde guerre mondiale. En 1975, dans un entretien mené par Dominique Jamet, Modiano l’avait dit « moitié hongroise, moitié belge ». En 1996, dans une autre interview, il va affirmer qu’elle est « tout à fait flamande », née dans une famille anversoise de dockers (on pense à Dédée d’Anvers, le film d’Yves Allégret tourné en 1947), et il ajoute que c’est elle qui, à cause de son accent légèrement balkanique, disait qu’elle était « d’origine hongroise »…

En fait, cet accent balkanique de Louisa Colpeyn, ajouté à sa beauté, sera sa marque de commerce dans le cinéma français des années d’après-guerre où elle deviendra, pourrait-on dire, une comtesse de service… Comtesse russe dans Les hommes ne pensent qu’à ça, d’Yves Robert en 1954, un produit du cinéma de papa comique où elle est l’épouse d’un Espagnol hyper jaloux joué par De Funès qui n’est pas encore vraiment De Funès.

Comtesse russe encore dans quelque chose de plus relevé, Marguerite de la nuit de Claude Autant-Lara, sorti en 1955, une adaptation du mythe de Faust apprêtée pour Morgan et Montand et tournée du temps où Autant-Lara était encore fréquentable (syndicat CGT, proche des communistes) avant qu’il ne s’acoquine avec l’ex-para Jean-Marie Le Pen en 1989, qu’il ne devienne député européen du Front National et qu’il vide l’hémicycle du parlement de  Strasbourg en allant au micro prononcer, en tant que doyen d’âge de l’assemblée, le discours d’ouverture de la session. Pour mémoire, rappelons le délicieux surnom que lui donna alors le Canard enchaîné : Claude Attend l’Arabe…

Puis comtesse allemande, nommée Frieda Wromberg, lorsque la maman de Modiano joue en 1959 dans Le cercle vicieux, le premier film de l’assez vicieux Max Pécas. Dans ce rayon frou-frou, on lui compte aussi des apparitions dans l’Érotissimo de Gérard Pirès en plein 1968 et en mère d’Annie Girardot qui rêve de devenir la parfaite épouse sexy, et dans le Sex-Shop de Claude Berri qui en fait sa belle-mère alors que sa carrière discrète décline, en 1972. La seule fois où elle aura été Anversoise, Mme Schmoll, c’est avec Berri aussi dans son Mazel Tov ou le Mariage en 1969, l’année où son fils publie son premier roman.

Son dernier film, elle le tournera en 1976, Comme un boomerang, de José Giovanni. Là encore, comme avec le cas Autant-Lara mais en pire, la mère de Modiano frôle sur les plateaux un individu qui fut des plus louches et des plus lâches dans ce Paris de l’Occupation sur lequel son fils fait une grande fixation littéraire. José Giovanni, mort en 2004, avait réussi à cacher son passé. Un passé vil. Dans ses livres autobiographiques qui devenaient ses films, José Giovanni a arrangé son passé, ne donnant jamais les vraies raisons qui l’ont mené en prison (de simples histoires de pègre, laissait-il entendre en s’en vantant). La vérité est sortie neuf ans après son décès. Giovanni avait caché avoir été membre du parti collaborationniste de Jacques Doriot (le PPF), il a participé à l’arrestation de personnes qui tentaient d’échapper au Service du Travail Obligatoire (STO) en Allemagne, il a été garde du corps d’un officier allemand à Marseille et – tout  ça est le résultat d’une longue enquête menée par Frank Lhomeau et publiée dans Temps Noir, la revue des littératures policières, no. 16, aux Éditions Joseph K. de Nantes – il a participé à un triple assassinat sordide où avec son frère et un comparse ils tuèrent et volèrent les magots de trois commerçants juifs.

Revenons à Louisa Colpeyn, morte à 97 ans. Dans sa filmographie, il y a tout de même deux pierres qui brillent encore, deux films qui restent : le Rendez-vous de juillet de Jacques Becker, son premier tournage français, elle y est la mère d’une jeune comédienne jouée par Nicole Courcel (ce film sur la jeunesse d’après-guerre représenta la France au festival de Cannes en 1949), et, rien de moins, Bande à part, le Godard de 1964 où on l’aperçoit furtivement dans le rôle de la tante d’Anna Karina qui loue une chambre à un mystérieux M. Stoltz que Frantz et Arthur (Sami Frey et Claude Brasseur) vont tenter de chouraver dans une aventure cocasse qui tournera mal…

 


5 février 2015