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Chroniques

Conversation autour de la comédie – partie 2

par Jean-François Chagnon

3 novembre, 9h38
Helen Faradji

Salut Jean-François.

T’as passé un beau week end? T’étais déguisé en quoi?

En repensant à notre conversation de la semaine passée, je constate que tu théorises beaucoup ton approche de la réalisation de comédies. Pour avoir pu jeter un oeil à quelques documents de pitch que tu as fait, je sais que tu prépares beaucoup, que tout est songé, anticipé. D’où une première question toute simple: est-ce que tu crois tout de même à l’improvisation? Le style guérilla, est-ce que à tes yeux, ça fonctionnerait en comédie?

 

3 novembre, 21h31
Jean-François Chagnon

Allo.

Oui, je me suis déguisé en Biz de Loco Locass.

Effectivement, je me prépare beaucoup. D’abord, théoriser me permet de comprendre les mécanismes et ressorts humoristiques du scénario. Puis, je fais des découpages techniques, des storyboards, des plantations de caméra, j’écris une mise en scène en élaborant les didascalies, je détermine le format, le framerate, les effets de focale, je me penche sur le niveau de jeu (idéalement, je répète avec les comédiens)… Cette recherche technique me permet d’explorer toutes les possibilités, d’écarter ce qui ne fonctionne pas et de choisir ce qui me paraît le plus efficace.

Lorsque je réalise de la publicité, je respecte ma préparation à la lettre (autant au tournage qu’au montage), comme c’est ce qui a été vendu au client et approuvé par ce dernier.

Par contre, lorsque je tourne des sketchs pour la télévision, la préparation n’est qu’une étape de création parmi toutes celles qui suivront. Beaucoup de choses changent et s’improvisent au tournage (soit d’un point de vue créatif, le DOP ou un acteur se rend compte qu’il y a une manière plus drôle de faire le gag, ou alors je dois simplement trouver des solutions pour tourner plus vite et diminuer mes ambitions comme on a environ 10 cennes pour travailler).

Le montage et la post-production sont également des lieux de création lors desquels je modifie, je bonifie ou je “répare” ce que j’ai tourné. Le monteur, le motion designer, le musicien proposent souvent des avenues qui améliorent le gag tel que je l’avais imaginé.

Il faut, bien sûr, ne jamais perdre de vue “le respect du produit”, l’idée de base du texte.

En ce qui concerne le style guérilla, c’est tout à fait possible, je pense. La spontanéité est souvent hilarante (par exemple, dans un match d’improvisation). Mais, comme la comédie est un genre qui appelle la minutie et la précision technique, ce type d’approche nécessite une très grande complicité entre le réalisateur et les comédiens qui doivent tous maîtriser à la perfection les ressorts humoristiques et le timing comique. À moins que je ne me trompe, le réalisateur Larry Charles (Borat, Curb your Enthusiasm) utilise cette technique “guérilla”. Sa réalisation est toujours très proche du cinéma direct, quand il ne mélange pas carrément documentaire et fiction.

Comme je le disais, selon moi, ce type d’approche ne peut être réussi que par de grands comiques : Larry Charles a été auteur pour Seinfeld et il travaille avec Larry David et Sacha Baron Cohen… Pour appuyer un peu ma “thèse” du “respect du produit”, le style guérilla s’applique toujours parfaitement aux projets de Larry Charles ; ce n’est pas une esthétisation gratuite. Il s’agit, selon moi, de la meilleure approche pour transposer en images l’humour des comiques avec qui il travaille (Larry David a souvent expliqué que ses dialogues sont improvisés à partir d’un scène à scène et les films de Sacha Baron Cohen présentent beaucoup d’improvisation et de moments captés sur le vif – j’ai confirmé cette information avec Nicolas Krief mon ami d’amour cinéphile fan de la comédie).

 

4 novembre, 12h21
Helen Faradji

Peut-être que cette ouverture à l’improvisation, à la spontanéité, ce « laisser-aller » avec tous les guillemets qu’on peut y mettre est plus facile dans le long-métrage? L’exigence de maîtrise, l’anticipation est peut-être moins possible en version longue, dans le sens où elle serait tout simplement épuisante?

 

4 novembre, 19h53
Jean-François Chagnon

Je ne crois pas vraiment que ce soit une question de facilité, mais bien de choix. Je n’ai pas fait de long-métrage, juste de la tv (donc je ne suis pas véritablement un cinéaste , eh oui, démasqué), mais il me semble bien que beaucoup de cinéastes sont excessivement préparés, qu’ils anticipent tout… non ? En tout cas, si je me fie à ce que j’ai lu ou vu sur les comédies des Coen ou de Wes Anderson, par exemple… J’ai l’impression que bien des réalisateurs ont une vision claire, une préparation solide, minutieuse ?

Je vais aussi contredire un peu ce que je disais dans ma dernière réponse : je pense que la liberté de l’improvisation n’existe pas vraiment au cinéma ou à la télé (contrairement à la scène où l’interaction avec le public change tout) : même si le tournage n’était pas préparé et libre de toutes contraintes, le montage demande une réflexion, une théorisation, des choix qui reconstruisent la spontanéité pour l’encadrer, la structurer, la transformer en un objet plus “calculé”. Le montage évacue l’improvisation en imposant un point de vue narratif.

 

5 novembre, 9h19
Helen Faradji

Ok, puisqu’on tourne autour, posons la question directement: à tes yeux, est-ce qu’il y a une différence entre réaliser pour la télé et pour le cinéma?

 

6 novembre, 7h56
Jean-François Chagnon

D’abord, j’avance ceci : pour moi tous les supports, toutes les disciplines s’équivalent. Il n’y a pas d’art plus noble. Ce qui diffère, c’est la qualité des œuvres elles-mêmes. Il y a du génie et de la marde partout.

Néanmoins, je t’avouerai que lorsque tu m’as proposé d’être invité sur ce blogue, je me suis sérieusement demandé si je pouvais être qualifié de cinéaste, comme je ne fais pas du tout de cinéma, mais des niaiseries à la télé et des annonces.

Parenthèse sur moi :
Je me considère avant tout comme un gars qui fait des jokes et le support que j’utilise est la télé (on reparlera du terme humoriste, je le trouve trop lié uniquement au stand-up, alors que selon moi, ça devrait définir un artiste qui utilise l’humour, peu importe la discipline).
Si j’ai commencé à réaliser c’est pour que mes gags (et ceux de mes amis Les Appendices) correspondent exactement à ce que j’imaginais sur papier. Pour moi, c’était la logique même : maîtriser les techniques pour contrôler la création jusqu’au bout. Puis, j’ai remarqué que je préférais le langage et la pratique de la réalisation à ceux de l’écriture ou du jeu. En comprenant la technique, j’ai découvert toutes les potentialités du découpage, des cadrages, des mouvements, de la lumière, des focales, du montage.
Fin de cette parenthèse.

Donc, d’un point de vue de réalisateur de télé et de cinéphile, je pense (comme tout le monde) que les limites entre la fiction à la télé et le cinéma sont de plus en plus floues, effacées.
La démarche créative et, surtout, la validité artistique des productions télévisuelles et cinématographiques s’équivalent. Les critiques affirment même souvent que la télé américaine est devenue beaucoup plus intéressante artistiquement le cinéma hollywoodien. Les réalisateurs de télévision ne sont plus des tâcherons, mais bien des artistes qui travaillent de la même manière que les cinéastes. Au Québec, par exemple, Jean-François Rivard (Série Noire, Les Invincibles) réalise des oeuvres aussi intéressantes artistiquement que les films (excellents) de Stéphane Lafleur.

Concrètement, la manière de travailler en télé-télé (j’entends par là, les émissions à sketchs, les sitcoms, les téléromans) s’est modifiée grâce à l’évolution des caméras et des logiciels de post-prod ; les techniques de tournage (même d’une série comme Les Appendices) sont maintenant beaucoup plus proches de celles du cinéma que de celles de la télévision traditionnelle.
Ce qui (et c’est ma vie de tous les jours) creuse souvent un fossé entre les créateurs et les décideurs (je ne parle pas des producteurs ou des diffuseurs, mais des gens dans les instituons qui créent les grilles budgétaires). La façon de financer la télé  ne s’est pas adaptée à cette réalité. En humour, au Québec, tout est pensé en fonction d’un modèle désuet basé sur la façon de faire de Samedi de rire ou de La Petite Vie.

Pour en revenir à la question :
La différence se situe probablement au niveau du travail lui-même  : autant à l’étape de la scénarisation que de la réalisation, la télé (au Québec en tout cas et la plupart du temps aux États-Unis) a des paramètres plus formatés : une durée précise pour les épisodes, une durée indéterminée pour la longévité de la série, des pauses publicitaires, etc. Ces contraintes demandent donc automatiquement une approche différente de la narrativité. La réalisation d’un film, j’imagine, doit être un peu plus libre et malléable que celle d’une série télé. Le cinéaste se plie à moins d’exigences qui encadrent la construction dramatique. Je pense. Mais faudrait demander ça à Podz.

 

6 novembre, 14h23
Helen Faradji

On lui demandera!
Je pense comme toi que les limites sont de plus en plus poreuses entre les médias. Ça n’étonne plus personne aujourd’hui qu’un Scorsese, un Fincher, un Gus Van Sant fasse de la télé. Il n’y a plus – ou presque! – d’a priori.
Mais ça, c’est en fiction « traditionnelle » là où l’idée d’auteur reste malgré tout reine. Je me trompe sûrement, mais j’ai parfois l’impression que la comédie est encore considéré comme un genre moins « noble » et que du coup, les transferts de la télé vers le cinéma et le contraire se passent moins bien. Un exemple tout bête: Ricky Gervais. À la télé, quand il réalise The Office, tout le monde crie au génie. Quand il s’essaye au cinéma (The Invention of Lying), ça ne marche plus…. Les a priori ne sont plus les mêmes.

 

6 novembre, 21h13
Jean-François Chagnon

Je pense aussi que la comédie est encore considérée comme un genre moins “noble”. Et je ne crois pas que ça puisse changer. La comédie joue dans les tabous, la stupidité, la médiocrité, le non-sérieux ; elle est intrinsèquement moins noble, de par sa matière première. Elle montre le côté imbécile des humains.

Je vais être très très intello : Aristote, dans La Poétique, affirme que “ce qui distingue la tragédie de la comédie (c’est que) l’une veut présenter les hommes en les empirant, l’autre en les magnifiant“. Et, Kundera, dans L’art du roman, écrit : “En nous offrant la belle illusion de la grandeur humaine, le tragique nous apporte une consolation. Le comique est plus cruel, il nous montre brutalement l’insignifiance de tout“. Je cite ces auteurs juste pour montrer que j’ai déjà lu des livres.

Mais un peu aussi parce que ça résume bien ce que je veux expliquer : la comédie, aussi brillante soit-elle dans son propos et son exécution, ne pourra jamais s’élever au niveau du “beau” parce qu’elle montre le “laid” pour faire rire, mais aussi pour en affirmer l’existence. Quand on choisit le comique comme mode d’expression, il faut accepter de ne pas être pris vraiment au sérieux. C’est normal, il me semble.

Cela dit, le cinéma n’est pas un média inaccessible aux comiques. Au contraire (Buster Keaton, Bunuel, Woody Allen, etc.). L’humour n’est pas “noble” en général, mais il a une place dans chaque discipline artistique, y compris le cinéma.

Est-ce alors qu’il est plus difficile de réussir une comédie au cinéma pour ceux qui ont commencé par la télé ? Je ne crois pas. L’humour n’est pas mieux servi à la télévision. Réussir des bons gags demande le même talent comique en télé et au cinéma. Je pense que certains films sont tout simplement ratés. Pas à cause du format filmique ou de l’utilisation du langage cinématographique, mais tout simplement en raison de la faiblesse de la drôlerie, des idées. Effectivement, Ricky Gervais, mais aussi Seth MacFarlane, ont fait des films beaucoup moins drôles que ce qu’ils font à la télé (qui est, effectivement, magistral). Je ne crois pas qu’ils soient géniaux à la télé et moyens pour faire du cinéma. C’est plutôt, selon moi, la qualité des projets eux-mêmes qui varie.

Plusieurs autres comiques ont totalement réussi le passage de la télé au cinéma : les Monty Pythons, Edgar Wright, les frères Zucker et Jim Abrahams, Harold Ramis, Larry Charles, Trey Parker et Matt Stone, ou même Charlie Kaufman (qui a d’abord été scénariste pour des sitcoms et séries à sketchs).

Un film poche, c’est un film poche. Ce n’est pas la faute du cinéma ni de la télévision ni de la comédie.

 

À suivre…


7 novembre 2014