De Tsilla en Tatie
par Robert Lévesque
Tsilla, quel joli et rare prénom ! La mère de la comédienne Tsilla Chelton l’avait pris chez Hugo, dans La Légende des siècles : la petite Tsilla, l’enfant blond de Caïn, douce comme l’aurore…; elle était née en 1919 à Jérusalem de parents français, sa mère allait mourir lorsqu’elle n’avait que six ans, son papa affairiste et bouddhiste à la fois l’emmena vivre son enfance et son adolescence à Anvers, puis elle descendit à Paris après la guerre et s’engagea dans la compagnie du mime Marceau, débutant dans les Mimodrames sans avoir le droit de s’ouvrir la trappe…
Moi, ce nom de Tsilla Chelton me fit d’abord penser au Stilton, le bleu anglais à pâte persillée, un de mes fromages préférés, et encore aujourd’hui, quand on en trouve qui n’ont pas souffert de la traversée. Puis Tsilla Chelton, ce fut surtout le théâtre d’Ionesco. Dans tout ce que je pouvais lire sur les créations des pièces du Roumain sous les plumes des critiques d’alors – celle de Jacques Lemarchand entre autres -, elle était là, ma Tsilla Chelton, elle allait de soi, elle faisait corps, on la célébrait. Créatrice en chef des rôles féminins du champion de l’absurde. Elle en a enfilé, défendu et propulsé au moins dix de ces rôles de l’anti-théâtre – car le tragique y est comique – depuis Les Chaises en 1952 dans le rôle de la Vieille dame qu’elle a repris au moins dix fois en trente ans, celui de Madeleine Choubert dans Victimes du devoir en 1953, celui de la reine Marguerite dans Le Roi se meurt en 1962, autre rôle lui aussi repris plus d’une dizaine de fois lors de « représentations exceptionnelles » comme on le signalait sur les colonnes Morris, celui de Jacques mère qui, dans Jacques ou la soumission, s’inquiète de savoir si son rejeton aime les pommes de terre au lard, puis Alice dans Le Tableau, bref on se demande comment se fait-il qu’elle n’était pas de La Cantatrice chauve et de La Leçon… ?
Tsilla et moi, ça été un drôle de cas de figure car, au-delà du béguin phonétique pour son nom, j’admirai Tsilla Chelton d’emblée, sans l’avoir ni vue ni entendue, et jamais je ne l’aurai vue en scène, en chair et en os. Pour l’aimer, je me contentais de ce que je lisais sur son jeu allumé, ses interprétations désopilantes, ses triomphes successifs, admirant cette fidélité d’une actrice (peu connue en dehors du public théâtral parisien des salles de la rive gauche aujourd’hui disparues), indécrottable servante d’un des grands créateurs du nouveau théâtre (comme on disait alors). Quelques photos de sa gueule de chipie me suffisaient pour jauger son envergure.
Et grâce au cinéma, l’industrie qui lui arrondissait ses fins de mois sans doute, où elle débuta en 1963 dans une série qui ne s’arrêterait pas d’apparitions fugaces, figurations intelligentes, utilités, silhouettes, caractères, concierges et cie, je pus la voir bouger, à l’œuvre, une voyageuse dans Bébert et l’omnibus, l’hôtelière dans Les copains, madame Bouillot dans Alexandre le bienheureux, chez Yves Robert, marchande de journaux dans La grosse caisse d’Alex Joffé, une madame pipi (quasiment son emploi) dans C’est pas parce qu’on a rien à dire qu’on ferme sa gueule de Jacques Besnard, une surveillante générale au lycée filles du Diabolo Menthe de Diane Kurys, la doyenne des Dominicaines dans Sœur sourire de Stijn Coninx…, mais dans sa filmographie, où le pire côtoie le moins bien, se dégagent deux titres, ses titres de gloire on va dire. D’abord elle était apparue en 1968 dans l’unique film du si exceptionnel critique de cinéma qu’était Michel Cournot (1922-2007), Les Gauloises bleues, le film d’un critique qui réalise le film dont il rêve et après lequel il abandonne la critique cinématographique pour aller vers celle du théâtre (et dans les deux cas avec une plume que je plaçais au rang de modèle), et puis, en 1990, à 71 ans, pour la première fois de sa vie, Tsilla Chelton atteignit au rang de vedette populaire avec son premier et seul premier rôle à l’écran, celui de la tante grincheuse, acariâtre, antipathique et méchante à souhait dans Tatie Danielle, le second film d’Étienne Chatiliez que vous pourrez voir pour vous régaler d’elle le 2 juillet à 17h10 sur Ciné Pop.
P. S. : Dans le programme du Théâtre Lancry lors de la création des Chaises en 1952, on définissait ainsi le personnage créé par elle : La Vieille, 94 ans. Le 15 juillet 2012, à Bruxelles, Tsilla Chelton est morte à 94 ans.
Un extrait de Tatie Danielle
28 juin 2013