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Chroniques

Décès d’Arthur Lamothe

par Gilles Marsolais

Dans son numéro 132, en 2007, la revue 24 Images consacrait un dossier spécial au cinéma d’Arthur Lamothe, accompagné du DVD de Bûcherons de la Manouane. Nous republions ici le texte que consacrait Gilles Marsolais à ce film majeur, en hommage au cinéaste, mort le 18 septembre 2013.

 

Bûcherons de la Manouane d’Arthur Lamothe est un classique, mais aussi un film fondateur du cinéma québécois. Le recul du temps renforce même cette certitude: chaque nouveau visionnement provoque la même intensité d’émotion, alors même que les images, la musique et le commentaire semblent nous provenir d’une galaxie de plus en plus lointaine. Et pourtant, si proche!

En effet, par-delà ses relents folkloriques, au sens propre du terme évoquant un monde et des pratiques disparues, ce court métrage documentaire, porté par un solide élan de fraternité, permet de comprendre le Québec d’aujourd’hui et ses habitants d’ascendance francophone qui, en quelques décennies, ont quitté leur statut d’exploités, de «cheap labour», et ont pris leur place au soleil. Mais il n’est pas anodin que ce film ait été réalisé par un Français qui avait quitté sa Gascogne natale à peine dix ans plus tôt pour émigrer au Québec, et qui avait lui-même manié la hache dans les forêts de l’Abitibi dès son arrivée au pays. Pour sa première réalisation au cinéma, Arthur Lamothe abordait un sujet qu’il connaissait bien pour l’avoir vécu de l’intérieur, et qui lui tenait à cœur par conviction politique et pour des raisons évidentes d’appartenance à son nouveau pays.

Partiellement censuré par l’ONF qui l’avait produit dans le cadre d’une série destinée à cerner le vrai visage du Québécois dont le cinéma canadien avait jusque-là occulté la réalité ou faussé les traits, Bûcherons de la Manouane réussit néanmoins à faire passer l’essentiel de son message, comme l’atteste la quantité de prix qu’il a raflé partout dans le monde. En filmant à hauteur d’homme les dures conditions de vie et de  travail dans un camp de bûcherons perdu dans les forêts enneigées du Haut-Saint-Maurice, c’est-à-dire en donnant à voir cette réalité de l’intérieur, du point de vue de ces travailleurs exploités, contraints de s’exécuter par 54 degrés  sous zéro, et dont le courage et le regret s’expriment dans la poésie naïve de leurs chansons, le film, avec son commentaire informatif, factuel, qui relaie une imagerie déjà forte pour en faire un cas exemplaire, devient une dénonciation implacable de l’ensemble du système d’exploitation de type colonial, tiers-mondiste, dont les Québécois (francophones) faisaient les frais depuis des lustres au profit de l’establishment anglophone et des multinationales.

Au passage, comme un élément inévitable surgi dans l’image, le film pose aussi le regard, ou lève le voile sur la réalité des Indiens, plus affligeante que celle des Blancs quels qu’ils soient, même les plus exploités. Certes, ce ne sont pas là les premières images positives des autochtones dans notre  cinéma, mais il s’agit d’un bel effet miroir suggérant que tous ces travailleurs de la forêt ont en commun une identité mise à mal (les uns se sont d’abord appelés «Têtes-de-Boule», puis Attikamcks, puis Innus; les autres furent d’abord «Canadiens», Canadiens français, puis Québécois), et que semblablement ils ont vu leurs territoires respectifs rétrécir comme peau de chagrin. Mais il faut surtout y voir la prémonition d’une indispensable prise de conscience à venir. Le cinéma subséquent d’Arthur Lamothe sera d’ailleurs fortement marqué par cette rencontre et la question amérindienne.

Les films de Maurice Bulbulian (Dans nos forêts, 1971, La revanche, 1974) et celui, plus récent, de Richard Desjardins et Robert Monderie (L’erreur boréale, 1999) font état de la modernisation de l’industrie forestière, pour le meilleur et pour le pire: l’exploitation des travailleurs est devenue plus subtile, mais le Québec demeure  assujetti au protectionnisme des Américains et aux desiderata des compagnies multinationales… et québécoises qui font la pluie et le beau temps en multipliant les coupes à blanc, tandis que le secteur de la transformation du bois, prometteur pour le Québec, est toujours en friche…

Maintenant, vous devinez pourquoi 24 images a choisi ce film d’Arthur Lamothe pour confectioner le DVD qui lui est consacré et qui vous est offert?

 

Des extraits de Bûcherons de la Manouane

 


19 septembre 2013