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Chroniques

Décès d’Harun Farocki

par Apolline Caron-Ottavi

Ce texte a été publié dans le numéro 163 de la revue 24 Images consacré aux 100 cinéastes qui font le cinéma contemporain

L’œuvre d’Harun Farocki ne cesse de s’interroger sur les images, ou plutôt d’interroger les images. Du film amateur à l’enregistrement d’une caméra de surveillance, d’archives historiques à des images de synthèse militaires, Farocki a souvent récupéré, confronté, recadré les images du monde. Sa démarche consiste toujours à leur redonner une identité, et à nous permettre de les lire, au-delà de leur simple existence, dans le discours politique et historique qu’elles énoncent lorsqu’elles se rencontrent. Dans la même perspective, lorsqu’il tourne ses propres images, celles-ci prennent en quelque sorte une dimension d’archives. Harun Farocki est en cela l’un des pionniers de ce que l’on pourrait appeler le documentaire essayiste, et l’un des rares à avoir su se tourner vers l’art contemporain et l’installation dans une continuité avec le cinéma, de façon à ce que la frontière entre les deux formes d’art soit effacée par leur complémentarité. Dans In Comparison, Farocki ne se contente pas de documenter la construction de murs en brique : il fait de ce geste primaire, aux quatre coins du monde et projeté sur quatre écrans, le témoignage d’une temporalité du travail en forme de question ouverte, incitant le regard à se placer à côté de l’image habituelle du monde globalisé. Dans ses films les plus récents, il filme ce que personne n’a osé filmer de façon aussi brute : des réunions de cadres en entreprise. Ein Neues Produkt est ainsi la chronique d’un discours qui se veut rationnel et inventif sur les conditions de travail des employés, mais révèle en fait le travail à temps plein de l’employeur pour les conditionner ! Ici, Farocki n’a même plus besoin de voix off pour mettre au jour l’envers d’une image : c’est le montage, centré sur les expressions orales ou faciales des cadres et alimenté par les schémas ou simulations numériques de leurs projets d’espace, qui transforme une scène insipide en un théâtre de l’absurde, à la fois hilarant et d’une violence inouïe. En s’aventurant à filmer ou à réemployer toujours de nouvelles images de notre monde contemporain, Farocki invente aussi de nouvelles façons de le filmer, et parvient ainsi à nous offrir de véritables « images » du monde.

 


31 juillet 2014