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Chroniques

Der Teufel Im Detail

par Robert Lévesque

Dans tout film, il y a un détail dans lequel on peut plonger, comme on descendrait en enfer puisque Nietzsche nous dit que là se trouve le diable… Ce détail, la plupart des gens normaux, même les cinéphiles, voire les rats de cinémathèque, ne le verront pas, c’est généralement une chose sans importance, moins intéressante qu’un aparté, ce n’est peut-être qu’une broutille, un remplissage, un rien. D’où l’intérêt pour le maniaque : quel est donc ce rien ? Pourquoi cette vétille ? Etc.

J’en choisis un qui se trouve au creux d’un film que vous pourrez voir ou revoir sur TFO le dimanche 3 août à 21 heures, un film que l’on ne se lasse jamais de regarder, quant à moi, un film que j’ai pu voir vingt fois avant de m’attarder à ce détail, de m’y engouffrer, de le fouiller… C’est dans Boudu sauvé des eaux. On peut dire que c’est un chef-d’œuvre, tout de même, ce Renoir noir et blanc cru 1932, il fut mal accueilli à sa sortie certes (on soutenait que le film trahissait la pièce de théâtre dont il était tiré, mais cette pièce de René Fauchois est bel et bien oubliée), cependant il a  survécu et il a bien vieilli, il a gardé sa fraîcheur parigote début de siècle, sa bonhommie amorale, sa truculence ; le clochard repêché de la Seine est une vraie peste (le génial Michel Simon), le libraire son sauveteur saute gaiement la bonne consentante et gentille, et le Boudu barbu et bouclé, sans manières mais reconnaissant, cherche à sauter l’épouse du libraire, madame Lestingois, qui succombe…

Le détail se trouve au premier tiers du film, Boudu est installé au sec et à demeure dans l’appartement des Lestingois au-dessus de la librairie, l’épouse est au magasin derrière la caisse, le libraire tripote sans doute la bonne dans l’arrière-boutique quand un client entre et se met à chercher un livre parmi les rayonnages. C’est un jeune homme (Jean Dasté le joue, il a 27 ans et débute une carrière qui sera faite de petits rôles dans des chefs-d’œuvre : le surveillant Huguet de Zéro de conduite, le marinier Jean dans L’Atalante, l’instituteur dans La Grande illusion, l’homme à la chèvre dans Muriel). Arrêtant son choix, l’étudiant va demander le prix du bouquin à Mme Lestingois qui lui répond : « 60 francs ». Les anciens francs, c’est un peu cher. Soudain le libraire, monsieur Lestingois, entre dans le magasin, il sent le malaise du jeune client, il va vers lui et l’aborde : « Vous êtes étudiant ? ». La caméra nous a montré le livre qu’il aimerait posséder. Voilà le détail : ce livre, ce sont Les Lettres d’Amabed !

Lestingois le regarde (on voit qu’il sent l’étudiant désireux vraiment de lire cet ouvrage) et lui demande : « Vous aimez Voltaire ? » « Oh ! oui… », répond le jeune homme. Le libraire lui prend alors le livre des mains et le lui met sous le bras en laissant entendre qu’il peut l’emporter. Il en ajoute même un second, qu’il va prendre dans un rayonnage. « Mais vous ne me connaissez pas ! », lui dit l’étudiant, gêné. « Mais si, et mieux que vous ne le pensez, vous vous appelez la jeunesse… ». (Y en a-t-il encore, de nos jours, de tels libraires magnanimes ?).

Alors donc, Les Lettres d’Amabed. C’est là qu’est le diable, dans cet ouvrage où fleurit l’antichristianisme voltairien ! Renoir était fine mouche. Il n’avait pas choisi un livre au hasard. Ces lettres imaginaires, Voltaire les a écrites à 75 ans, ce sont 34 lettres que s’échangent Amabed, Shastasid et Adaté, de jeunes Indiens victimes (internés, Adaté violée) des colonisateurs français et chrétiens. Grâce à leurs lettres, ils révèlent la cruauté, la pauvreté intellectuelle et morale de l’Occident face à la civilisation supérieure de l’Inde ancienne et contemporaine. Voltaire, par ce subterfuge épistolaire, dressait malicieusement un parallèle polémique avec la tradition biblique, la religion des brahmanes étant, à ses yeux, supérieure à celle des Chrétiens.

L’ouvrage, publié à Genève en 1769, surfait sur la vague de l’indianisme en France. Voltaire avait choisi l’astuce coquine de le présenter comme un document authentique, une vraie correspondance. Il écrivit dans la page de garde que ces lettres étaient « traduites par l’abbé Tamponet ». Il ne s’agit toutefois pas d’un grand texte de Voltaire, ses grands ouvrages étaient derrière lui. Le cher Diderot, pour expliquer l’insuccès de l’affaire, aura résumé le tout en écrivant qu’il s’agissait d’un « rabâchage de toutes les vieilles polissonneries de Voltaire ».

Cela dit, si ce détail polisson est tout à fait dans l’esprit du film (qui fut produit par le licencieux Michel Simon), vous pouvez aussi le laisser dans l’enfer de l’oubli et regarder avec délices cet égrillard et  suave film, Boudu sauvé des eaux.

 


31 juillet 2014