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Chroniques

Dernier tour de manivelle

par Robert Lévesque

Autrefois, il y avait des cinémas de quartier dont se souvient Gilles Jacob dans Les pas perdus (son recueil de souvenirs qui vient de paraître chez Flammarion), il se rappelle que, quand on avait manqué un film, sur les boulevards, il fallait attendre qu’il passe à la Cinémathèque ou dans un cinoche de quartier, le Cardinet, le Saint-Didier, le Napoléon, les Reflets, voire le Studio Parnasse. Sans s’appesantir de nostalgie, ni de plaisir, il se contente de les nommer, ces cinémas disparus. Il n’y entre pas. Il passe son chemin. Foin des films.

Né en 1930 à Paris, fils de militaire, on imagine que lorsque le futur délégué général, puis président, du Festival de Cannes (38 ans de Croisette, arrivé à l’époque du vieux Palais en 1977, il tirera sa révérence à 85 berges en 2015) n’était qu’un titi et qu’il fréquentait ces cinoches à ouvreuses et puis la Cinémathèque d’Henri Langlois – c’était celle de l’avenue de Messine ouverte en 1948 avec ses 60 places (il avait alors 18 ans) puis celle de la rue d’Ulm ouverte en 1955 avec 260 places -, il est alors jeune homme. Les films qu’il découvre ou qu’il va rattraper sont ceux que le gros Langlois programme au gré de ses humeurs. On imagine, dis-je bien, car il n’en parle pas, lui, monsieur le Président, et c’est dommage ; j’ai donc traversé ses Pas perdus en perdant un peu de mon temps, car le président Jacob livre là un travail de mémoire par trop étriqué, éparpillé, plus insignifiant qu’utile. J’aime la désinvolture, mais pas la paresse, et je déteste la mollesse d’écriture. Bref, voilà une sortie ratée. Ses Rosebud s’alignent, sans véritable intérêt. Le mémorialiste déçoit.

On trouve tout de même, ici et là, quelques morceaux d’intérêt. Rares. Le problème qui a brisé son entreprise vient du fait que Gilles Jacob par absence d’originalité s’est glissé (et enferré) dans la formule que Georges Perec avait repris de l’Américain Joe Brainard, les fameux I Remember, les magnifiques Je me souviens (qu’au théâtre Sami Frey livrait à bicyclette). Jacob n’ayant pas la vivacité, la finesse d’observation de Perec, ses centaines de Je me souviens de…, je me souviens que…, numérotés de 1 à 496, manquent de saugrenu, d’inattendu, d’éclat de sens, de souvenirs précis, et filent avec des inutilités navrantes comme Je me souviens du Taj Mahal. Ou Je me souviens qu’avant 1972, le jour du congé scolaire hebdomadaire était le jeudi (il avait 42 ans pardi, en 1972 !) Et je vous sers la pire : Je me souviens des deux tours du World Trade Center.

Celui qui a présidé à la glamourisation du Festival de Cannes parle très peu de cinéma et presque pas de films, sinon superficiellement, c’est du film droping. Lorsqu’il écrit Je me souviens du Chagrin et la pitié, et qu’il consacre neuf lignes au souvenir d’avoir piqué la poitrine de Sharon Stone en lui épinglant sa décoration, on se demande… Mais bon, on va apprendre que c’est en déjeunant chez Prunier que Ferreri a eu l’idée de La grande bouffe ; en sortant de ce restaurant, Ferreri demande à Alain Sarde, son producteur, où l’on peut trouver du parmesan un dimanche, car il veut lui faire des pâtes à sa façon le soir même, et il ajoute : « Mon Dieu, on va mourir si on continue comme ça » avant d’ajouter « et si on faisait l’histoire de quatre types qui se suicident en mangeant…? ».

Un souvenir vaut le coup. Le 416, sa première séance de cinéma au Gaumont-Palace, place Clichy. Lui et son frère aîné sont accompagnés de leur père. Il se souvient de la démesure, la foule, la queue qui s’allonge derrière de gros cordons rouges, l’immensité de la salle dans laquelle des placeurs leur montrent le chemin en agitant des lampes de poche. Ils ne peuvent pas s’asseoir là où ils voudraient, mais à la suite des spectateurs qui les précèdent et jusqu’à ce que chaque rang soit rempli. Des rangs interminables. Un type très chevelu joue à l’orgue une musique de fête foraine et lorsque les lumières baissent, un comédien s’avance en scène pour annoncer une quête au profit de La roue tourne, une association venant en aide aux artistes nécessiteux. Son père lui refile un billet qu’il glisse dans la corbeille tendue. L’écran s’allume, il se retourne, il veut voir d’où vient ce rayon de lumière changeante, loin au-dessus de la mezzanine ; puis c’est le dessin animé, le documentaire, les actualités filmées, un entracte avec des attractions, et ensuite le grand film. Il a oublié lequel, mais pas le charme suranné de cette matinée…

 


30 mai 2013