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Chroniques

Derniers princes

par Robert Lévesque

Il faut lire Laurence Schifano pour tenter de connaître à fond, si cela est possible, le sieur Visconti. Cette agrégée de lettres modernes, docteur en études cinématographiques, professeur un temps à Naples et maintenant à Paris X-Nanterre, a publié deux biographies plutôt qu’une du maître milanais, le comte Giuseppe Visconti di Modrone qui était un homme de gauche et le prince cinéaste du Guépard : Une vie exposée, parue chez Gallimard en 2009, complète Les feux de la passion, publiée chez Perrin en 1987 et repris par Flammarion en 1989 dans la collection Champs Contre-Champs.

Mon exemplaire Flammarion avachi des Feux de la passion, inopportunément illustré en couverture par une photo de tournage de L’Étranger, son film raté (que Renoir aurait pu tourner avant lui si Gérard Philipe ne lui avait pas fait faux bond vers un cimetière), je l’ai lu durant l’été 1989 en traversant l’Italie avec un Italpass qui me permettait de sauter dans un train quand je le voulais, généralement la nuit pour éviter les frais d’hôtel. Je crois me souvenir que c’est à Pise ou Arezzo, ou alors à Pérouse (je zigzaguais vers Rome), que j’ai lu ces passages où Claudia Cardinale (qui jouait Angelica, la fille du maire de Donnafugata qui va épouser Tancrède – Delon -, le neveu du prince Salina – Burt Lancaster) évoque le tournage : « Le set était un spectacle stupéfiant. Luchino était d’une exigence folle, rien ne lui échappait et gare si un petit détail n’était pas parfait, authentique. Mon costume était quelque chose de fabuleux, mais le corset aussi était d’origine, rigide, à couper le souffle… Authentiques les sels et le parfum que j’avais dans le petit sac… Il étudiait chaque détail d’une façon maniaque, il assistait aux essayages, au maquillage, il était d’une méticulosité incroyable ». La coiffeuse de Cardinale s’en tira avec une dépression nerveuse.

Le dernier tiers du Guépard est entièrement consacré au bal que le prince Salina donne en guise d’adieu à un monde qui achève, finale mélancolique d’une époque, la sienne, devant la montée de la bourgeoisie commerçante et le rattachement du royaume des Deux-Siciles à l’Italie. La légende du bal, entrée dans la petite histoire du cinéma, est réelle : au rez-de-chaussée d’un vieux palais de Palerme, le palais Gangi, travaillaient 120 couturiers, 150 artisans au décor, des dizaines de coiffeurs et de maquilleurs, une vingtaine d’électriciens, les figurants y étaient en nombre incalculable et c’est à l’étage que se tournait le fameux bal dans une immense salle baroque, un gigantesque bijou du 18è siècle. La canicule sévissant, on ne tournait qu’après la fin du jour et jusqu’à l’aube. Durant 48 jours. Des quintaux de fleurs fraîches parvenaient chaque jour par avion de San Remo, on remplaçait les chandelles à toutes les heures, les cuisiniers se tenaient dans des corridors à proximité pour que les rôtis et les plats arrivent fumants dans la salle de bal, il y avait une lingerie pour régulièrement nettoyer les gants blancs des hommes qui se tachaient de sueur, la vaisselle d’or et d’argent avait été prêtée par les plus anciennes familles de Palerme dont certains membres s’étaient glissés dans la figuration…

Visconti ne pouvait que se reconnaître dans le fier et élégiaque personnage du prince Salina même s’il était un citoyen engagé, communiste, votant Togliatti, mais n’oubliant pas le milieu aristocratique de son enfance et son ascendance. Il fumait 80 cigarettes par jour, faisait son café lui-même, pour lui-même, tasse sur tasse, et avant de tourner il passait en revue chaque figurant de la tête aux pieds. Claudia Cardinale ajoute : « Sur le set, il était le maître absolu, le dernier prince du cinéma. Même le producteur avait de la difficulté à se faire admettre sur le plateau. Là, Visconti était vraiment un dieu. Entrer dans un lieu où il tournait, c’était comme entrer dans un temple, on n’entendait pas une mouche voler ».

Ce cinéaste si sensible à la misère du peuple, qui avait signé La terre tremble et Rocco et ses frères, avait eu le désir et le courage de transposer majestueusement à l’écran ce roman de Giuseppe Tomasi di Lampedusa que la gauche  italienne avait très mal reçu à sa parution en 1958, y flairant une idéologie réactionnaire, une version par trop romantique et hautaine du Risorgimento. C’est justement ce qui rend Le Guépard de Visconti si puissant, le cinéaste se faisant guépard lui-même, s’investissant totalement dans une fresque menée à la proustienne, à la recherche d’un monde perdu. Allant au bout de sa compréhension du drame du prince Fabrizio di Salina, en prince lui-même.

Rares sont les chefs-d’œuvre de cette envergure. On le verra le 27 avril à 22 heures 42 (une heure où le tournage battait son plein, Visconti entre cafés et retouches), à l’antenne de Télé Québec qui se hausse du col ces temps-ci question programmation cinéma en soirée.

Et je ne saurais que vous conseiller de lire, si ce n’est déjà fait, ce roman, l’unique roman de Giuseppe Tomasi, duc de Palma, prince de Lampedusa, publié après la mort de cet homme de la vieille noblesse sicilienne qui mena une vie oisive, voyageuse et anonyme, pour, dans les deux dernières années de sa vie, de 1955 à 1957, prendre la plume et se faire l’homme d’un livre. C’est l’écrivain Giorgio Bassani, le seul à connaître l’existence du manuscrit Il Gattopardo, qui le fit publier et le prix Strega lui fut attribué en 1959. Une nouvelle traduction du Guépard, signée Jean-Paul Manganaro, est parue au Seuil en 2007.


24 avril 2014