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Chroniques

Des ossements des siens

par Robert Lévesque

L’action de ce sombre et magnifique film de Pawel Pawlikowski, Ida, se passe en Pologne ; non pas « c’est-à-dire nulle part » comme le décrétait en 1896 le potache Jarry dans Ubu-Roi, mais dans la Pologne réelle de l’après-guerre et de l’assujettissement à l’URSS, en 1962 ; la Pologne de Gomulka coincée entre des pouvoirs insidieux, la flicaille communiste et la grisaille catholique. Pourtant, 1962, c’est l’année où le jeune Polanski tourne Le couteau dans l’eau, un film (le seul qu’il réalisera dans son pays) qui échappe crânement aux critères établis du régime n’autorisant que des sujets historiques (Wajda transpose alors Macbeth dans la Sibérie paysanne de la fin du XIXe siècle, Kawalerowicz termine Mère Jeanne des Anges sur l’affaire des possédées de Loudun, Munk mort en 1961 laissa inachevé La Passagère, l’un des chefs-d’œuvre évoquant Auschwitz, au passé). Polanski, lui, plutôt potache, signait donc un sujet contemporain et qui plus est une histoire d’adultère qu’il traita en thriller à l’américaine : un loubard va baiser une épouse sur le yacht du mari.

Si l’on en croit le critique James Greenberg, qui signe l’album Polanski paru en 2013 aux éditions de La Martinière, le chef du PC polonais, lors d’un visionnement privé de ce Couteau dans l’eau, aurait lancé un cendrier dans l’écran qui se déchira. Comment Polanski avait-il réussi à faire ce film dans ce pays en 1962 ? Il y avait un petit début de dégel dans l’air depuis la mort de Staline neuf ans plus tôt, mais Khrouchtchev, plutôt bouille, avait cogné fort du soulier sur le pupitre de l’ONU, un coup de botte qui avait refroidi la Guerre froide. Le beau Romek, lui, n’ayant pas froid aux yeux, on ne sait comment, avait roulé le commissionnaire ; chose sûre, il était la coqueluche de l’école de cinéma de Lodz où son premier film d’étudiant, Meurtre, durait une minute et quart, le temps qu’un type vêtu d’un manteau noir entre dans une pièce sombre, s’approche d’un homme endormi torse nu sur un lit, sorte un canif et poignarde le gisant en pleine brioche avant de ressortir. Il ne semble pas que l’on y ait vu un appel à l’éventration et l’achèvement du régime…

Mais laissons là l’extravagant Polanski, lui qui n’a rien de commun avec ses aînés, les Munk et Wajda. 1962, donc, revenons au remarquable Ida. L’action du film de Pawlikowski (le plus beau que j’ai pu voir en 2014, toutes affaires cessantes ne le ratez pas sur TFO le 3 décembre 21 heures) a lieu durant quelques semaines d’automne de cette année-là, dans ce pays communiste peu et mal remis de la Seconde guerre mondiale où les secrets et les remords et les hontes et mille choses tues donnent à l’atmosphère et au contexte géopolitique une couleur sombre, une lourdeur écrasante faite de la proximité des décombres de la guerre (« dans le dos les ruines de l’Europe », écrira l’Est-allemand Heiner Muller dans Hamlet-Machine) et en particulier du sort des Juifs qui furent gazés pour la plupart sur le territoire polonais et bien souvent avec la complicité sinon l’indifférence, ou le silence meurtri, du peuple et le silence sévèrement observé de l’Église en ces matières, ce tout informe qui fait le poids autoritaire du régime soi-disant socialiste qui, s’il se détend un brin, n’en demeure pas moins en place, ferme de nature.

Ida est une jeune fille de 18 ans qui ne connaît ni son nom ni sa famille et ses origines. Orpheline, élevée depuis la guerre dans un couvent catholique, elle est, pour son entourage de couventines et de religieuses, sœur Anna. Le jour des vœux approche. À l’initiative de la Mère supérieure qui, dans un élan de délicatesse et d’intelligence, l’incite, avant de prendre le voile, à aller rendre visite à sa seule parente identifiable, qu’elle ne connaît pas, elle rencontre une tante, Wanda Gruz, qui a mené une carrière de procureur dans les procès staliniens et qui est maintenant à la retraite, célibataire et alcoolique. C’est par elle que sœur Anna va devenir Ida Lebenstein et apprendre qu’elle est l’enfant juif, seul rescapé, d’une famille disparue dans le grand flou (le grand trou) de la guerre.

On entre ainsi, sœur Anna sortie du couvent, dans ce qui va devenir à la fois un sombre et lumineux road movie dans cette Pologne de 1962 ; la tante et la nièce, l’alcoolo et la nonne (Agata Kulesza et Agata Trzebuchowska extraordinaires de justesse) roulant dans une bagnole usée sur les routes de l’Est polonais, allant au village de Piaski à la recherche de survivants ayant connu les Lebenstein, trouvant celui qui saura les mener vers la vérité, l’emplacement en forêt où Ida pourra, déterrés, tenir dans ses mains des ossements des siens.

En cours d’enquête, on pénètre dans cette Pologne terne de 1962 ; au hasard de la prise en stop d’un musicien, Ida et Wanda vont être amenées à fréquenter un milieu underground de cette Pologne communiste et catholique (!), le bar d’un hôtel, un club de jazz, cette Pologne où la jeunesse d’un Polanski pouvait se dérouler, se défouler. Et c’est alors au son d’un saxo de Coltrane que la démarche de reconnaissance (de renaissance ?) d’Ida va se creuser, qu’elle va découvrir un monde où il peut y avoir de l’amour autre que celui envers Dieu, où le plaisir est palpable, et elle en profitera, elle goûtera un temps aux choses de la vie, avant de choisir ce que sera le reste de son existence (et là il ne faut rien ajouter).

Le sort de Wanda Gruz est autrement pathétique. La tante qui a apprivoisé son orpheline de nièce, qui l’a vue s’ouvrir à la vie, la délicatesse et la beauté, la franchise, en subira le contrecoup, elle découvrira, à rebours de l’éveil d’Ida, son écueil, l’échec de sa vie. Pawel Pawlikowski orchestre sous nos yeux la sortie de Wanda, il met en scène et filme la plus saisissante, la plus prompte et j’ose dire la plus belle, la plus élégante scène de suicide de l’histoire du cinéma occidental : une défenestration quasi fortuite, exécutée finement, vivement, en musique, comme un final d’opéra dont les rideaux flotteraient au vent, le silence revenu.

Pawlikowski, dont il faudra attendre dorénavant tous les films (en croisant les doigts, un miracle se reproduit-il ?), a tourné en noir et blanc, comme il aurait pu l’être en 1962, le film qui ne pouvait pas se tourner en 1962. Il y a là une grande leçon d’éthique et d’histoire cinématographique de la mémoire. Une grâce. Le plus grand film de 1962 a pu être tourné en 2013.

 

La bande-annonce d’Ida


27 novembre 2014