Deuil et relâche
par Robert Lévesque
Un de mes chats est mort, sa vie était faite, remarquez, mes pleurs furent peu violents ; il avait je ne sais trop quel âge mais assurément 17 ou 18 ans, l’âge d’une starlette (Bardot dans Le trou normand en 1952), mais celui d’un vieux birbe pour eux, les félins d’appartement ; adieu le cher Cookie que j’appelais le p’tit gris (c’était mon second p’tit gris) et qui n’avait qu’une fine touche de poils blancs située au creux de la gorge, ovale comme un camée, signe distinctif qu’il ne dévoilait qu’en relevant la tête et en me regardant droit dans les yeux.
C’est fou comme ce chat me regardait intensément, souvent, même aux chiottes, et ça me faisait parfois penser à qui déjà… ?, ce philosophe (Barthes, Deleuze ?) qui se demandait, en évoquant leur regard, qui nos chats regardaient-ils quand ils nous regardaient ? La question m’étourdissait. Je l’écartais. Mon Cookie me regardait, moi, et mon regard allait se perdre dans le sien… C’était rarement lui qui détournait les yeux.
Ramené à vélo de la SPCA un frisquet soir d’automne, de la rue Jean-Talon ouest à Outremont, tapi dans une boîte de carton trouée et posée sur le guidon, il avait, ce chaton plus élu qu’acheté, attrapé un abonnement à la coryza, il m’a fait des rhumes toute sa vie, un par saison froide, c’est-à-dire trois sur quatre ; il n’alla jamais dans la ruelle ou la rue, c’était vraiment un chat de maison dont le balcon arrière grillagé et fleuri était, l’été, son paradis, qu’il partageait avec Arthur et le Chinois ; Lacan, n’en manquant jamais une, disait de tels chats d’intérieur qu’ils étaient des chats « d’hommestiques »… Lacan m’inquiète encore depuis sa tombe.
Eh bien voilà, vous savez le deuil qui est le mien depuis ce lundi de Pâques fatal où Cookie et moi nous nous sommes regardés une dernière fois les yeux dans les yeux, ce jour férié où il est mort, au bout de sa vie ; c’était quatre jours après le décès à Porto de Manuel de Oliveira qui, lui, à 106 ans, avait vraiment eu la vie de neuf chats.
Et maintenant la relâche. Je vais vous faire un grand faux bond durant quatre mois, tout l’été en somme. Si je ne meurs pas à mon tour, comme Cookie, je serai à nouveau au rendez-vous du jeudi, en septembre, ponctuel quoique inactuel avec mes films d’hier, d’antan, de toujours ou de jamais vus, les plus imaginés que tournés, les meilleurs étant ceux que l’on ne verra jamais : philosophie optimiste de cinéphile mélancolique. Exceptés ceux-ci, par exemple, on va dire quelques-uns de mes chefs-d’œuvre, quoi, que je vous allonge telle une parade fellinienne, désordonnée et incomplète (on peut aussi y entendre un poème lu par la vieille mademoiselle Moreau, Trintignant, Sami Frey ou James Hyndman) : L’Aurore, L’Atalante, La nuit du chasseur, La mort de Maria Malibran, La maman et la putain, The Elephant Man, Les quatre cents coups, La règle du jeu, Senso, Sciuscia, L’année dernière à Marienbad, Boy Meets Girl, The Misfits, Chronique d’Anna Magdalena Bach, Contes de la lune vague après la pluie, A Woman under the Influence, Je rentre à la maison, Un homme qui dort, Rendez-vous à Bray, Trains étroitement surveillés, Loin du Viêt-nam, À tout prendre, L’Évangile selon Saint-Mathieu, Des oiseaux petits et grands, La Voie lactée, Lost Highway, Le salon de musique, Bar salon, Les mains d’Orlac, 33 films brefs sur Glenn Gould, Requiem pour un roi vierge, Duck Soup, Greed, The Hitch-Hicker, Le boucher, Laura, Teresa Venerdi, Le mépris, Bad lieutenant, L’Homme au crâne rasé, L’Esprit de la ruche, Lola, Le voleur de bicyclette, Zéro de conduite, Charles mort ou vif, À nous la liberté, Les trois lumières, Orfeu Negro, Pour la suite du monde, Le baiser de Tosca, Moloch, Les Ordres, Deer Hunter, Les poings dans les poches, L’Humanité, Fat City, La Vie moderne, Japon, L’Île nue, Réjeanne Padovani, Prima della revoluzione, Psycho, Providence, Edvard Munch, Key Largo, Gosses de Tokyo, Dédée d’Anvers, Taxi Driver, Au fil du temps, Querelle, Daguerréotypes, Le ballon rouge, Il Bidone, Dans la ville blanche, Les amours d’une blonde, Ida, All about Eve, La salamandre, Yojimbo, Casque d’or, Les yeux sans visage, Brief Encounter, Laurel et Hardy au Far West, Rocco et ses frères, Le mécano de la General, La fin du jour, Le fond de l’air est rouge, My Winnipeg, La mémoire des anges, Au hasard Balthazar, Hallelujah the Hills, Zvenigora, Socrate, L’As de pique, Zelig…
P.-S. : Au revoir les enfants… Le gorille vous salue bien… Come September.
30 avril 2015