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Chroniques

Du cinéma d’auteur et du «renouveau» dans le cinéma québécois

par Simon Galiero

Texte publié dans l’édition du 5 mars 2013 (n. 299) de la revue Liberté. Avec l’aimable autorisation de l’auteur.

On pourrait dégager du cinéma québécois contemporain quelques catégories emblématiques. D’abord un cinéma populaire ou populiste, issu de la télévision ou du Hollywood le plus terne (c’est-à-dire résolument détaché du Hollywood intéressant, de Lubitsch à Altman) : Canuel, Dionne, Gaudreault, Podz, Scott. Ensuite, un versant mainstream presque aussi onéreux mais moralement plus chic, prétendument sérieux et ouvert sur des thématiques supposées universelles : Barbeau-Lavallette, Falardeau, Nguyen, Vallée, Villeneuve. En gros, concrétisant le fantasme de Roger Frappier lorsqu’il faisait l’apologie d’un cinéma du « grand contexte » enligné sur des étoiles telles que Slumdog Millionaire[1]. Une voie qui emprunte avec une subtilité variable des préoccupations et une esthétique mondialisées extrêmement en vogue, du Mexique à la France, et qui porte visiblement ses fruits avec entre autres de successives nominations aux Oscars. Finalement, en guise de troisième voie, les œuvres réunies sous l’étiquette un peu guindée de « renouveau » ou d’une version plus ou moins radicale du cinéma d’auteur à la Villeneuve : Côté, Delisle, Deraspes, Édoin, A. Émond, Giroux, Lafleur, Lavoie, Ouellet, etc (certains y grefferaient quelques aînés comme B. Émond, R. Jean, C. Martin). Parent pas toujours pauvre des deux autres mais non moins célébré et défendu par un certain public qui y perçoit des œuvres plus exigeantes auxquelles il confère, parfois lourdement, une sorte de fonction eucharistique. Ce créneau trouvant d’ailleurs une extension très forte dans les courts métrages des dernières années, où l’on semble se disputer ses attributs et vouloir en singer les maniérismes et les poncifs. Les canons du court les plus subventionnés (Édoin, L. Denis, Nicolas Roy, parmi d’autres) semblant avoir troqué les clichés du « court métrage comique à punch » qui les précédaient par ceux d’une tendance située quelque part entre un réalisme brut plus ou moins poétique et un hyperréalisme (appellation parfois ouvertement revendiquée) plus ou moins « social ». Le court et le long d’ « auteur » se révélant ainsi l’un l’autre à travers des esthétiques communes – entre le plan mélancolique et pontifiant filmé à la grue et l’usage d’une caméra flottante à la courte profondeur de champ supposée simuler une sorte d’empathie subjectiviste – dont les dispositifs sont animés par des thématiques tout aussi communes (accidents, automutilation, avortement, euthanasie ou fin de vie, infanticide, maladie, meurtre, suicide, viol, etc.) qui malgré des ornements « cinéphiles » semblent directement empruntées aux obsessions thérapeutiques des médias et des conférenciers de la psychopop.

Un certain branding de cinéma d’auteur semble de toute manière, pour plusieurs cinéphiles, recéler en soi une sorte d’impulsion vertueuse (revendiquer une diversité et une profondeur des styles et des points de vue, par exemple). Selon ses affinités, on défendra ce cinéma dans sa quasi-totalité ou seulement certaines de ses franges. Néanmoins – et sans oublier que le cinéma mainstream est loin d’être plus intéressant – peut-être existe-t-il des agencements qu’on peut réfuter fermement, aussi naturels puissent-ils paraître? Peut-être existe-t-il même la possibilité de s’inscrire radicalement en faux contre certains traits de ce cinéma relayé ici ou ailleurs, et ce même si on y est soi-même partiellement identifié? L’objectif ici n’étant pas de dresser une liste des coupables ni de se complaire dans le rôle de l’éternel objecteur de conscience (dont le travail serait exempt de failles), mais plutôt tenter de circonscrire certaines caractéristiques nouvelles de ces films d’auteur et du renouveau qui me semblent les lier en partie (avec toutes les injustices que cela suppose d’avance). Et, surtout, rester fidèle à ses impressions et en assumer la responsabilité.

Parmi ces impressions, pour le meilleur et pour le pire, ma désaffection grandissante face à nombre de films à la lucidité ostentatoire et aux finalités simplistes que je ne supporte plus, et qui me semblent être la nouvelle manifestation d’un esprit janséniste ou d’une mentalité de slogan. Pour moi ils ne sont pas les instruments d’une liberté, mais plutôt ceux d’un enfermement. Ils contribuent à nous fragmenter au même titre que tout le reste et même peut-être davantage. Cinéastes spécialisés pour spectateurs spécialisés. Réceptacles idéaux pour les doctrines en vogue. Films que l’on remplit plutôt que films qui remplissent. À mes yeux, un jusqu’au-boutisme juvénile de surface y côtoie une mentalité utilitariste qui connaît très bien la mécanique par laquelle susciter l’érection chez certains intellos d’un côté et un public malléable de l’autre. On défend ici et là et parfois à hauts cris, dans les médias traditionnels autant que dans les cercles cinéphiles, le principe d’ « originalité » en art (principe auquel je suis indifférent). On multiplie les incantations selon lesquelles il existe un « cinéma de la différence », qui serait exempt de recettes et à contre-courant d’une logique de prescription imposée par les marchés et les institutions. Comment se fait-il alors qu’un même type de représentation soit aussi répandu sous l’égide d’un cinéma (sur)qualifié d’ « auteur »? Pourtant tous sont faits du même bois : le pathos. Est-ce donc le mélo sans drame que nous plébiscitons désormais? Plus gênant encore est qu’on y montre tout… Un espace de réflexion, vraiment? Plutôt un lieu où règne l’ergonomie. Que sont devenus nos mystères, nos énigmes? Où sont les tragédies? Qu’en est-il de la « nuit intérieure » d’Annie Le Brun? Où sont aussi passées les vertus de l’ironie (à ne pas confondre avec un humour de pommade faussement distancié)?

Comment se fait-il,  pour ne prendre qu’un exemple, que tant de cinéastes mettent désormais en scène l’acte sexuel de façon identique? Avec ce grand cliché de la pénétration mécanique aux gestes froids et indifférents, vécue par des protagonistes aux regards anesthésiés? Y a-t-il pourtant un seul moment de l’existence qui puisse moins susciter l’indifférence et le mécanisme que l’acte sexuel? En ce qui a trait à la sexualité, ces cinéastes et leurs laudateurs ont-ils donc adhéré désormais à l’imagerie sinistre des curés les plus austères de jadis? Qu’un spectateur ne puisse y voir de supercherie, passe encore. Mais qu’un cinéaste – au moment de dire « action » sur un plateau – ne pouffe pas de rire devant cette mise en scène d’imageries ascétiques, c’est inquiétant. Tout comme c’est inquiétant de lire la nouvelle littérature d’accompagnement de ce cinéma, qui a tôt fait d’en excuser le caractère pornographique à coups de conceptualisations postmodernistes et autres théories du liquide. C’est qu’il en faut, du papier, pour circonscrire, absoudre puis porter au pinacle les effets séducteurs de cette esthétique du « brut »! On veut tellement y souscrire. Beckett disait : « À force d’appeler ça ma vie je vais finir par y croire. C’est le principe de la publicité. ». Et effectivement, comment ne pas croire à cette splendide allure spartiate? Cette forme qui nous montre toute chose sous son aspect le plus nu, sec, rachitique, ce doit bien être la forme intransigeante de la Vérité.

Comment se fait-il, aussi, que tous ces films (quasiment sans exception, peu importe leurs particularismes d’apparat) aient autant besoin du prétexte d’un accident, d’un meurtre, d’un viol, d’un cadavre, d’une disparition ou d’une mutilation quelconque pour déployer leur narration? On ne voudrait pas combattre un dogme en en créant un autre, mais est-ce innocent qu’autant de cinéastes ne parviennent plus à évoquer la tragédie de l’existence sans se servir de ces artifices du pathos par lesquels ils infligent toutes les cruautés du monde à leurs personnages? Ne dit-on pas, justement, que « l’industrie se base sur le concept même du standard »? Or, quels sont précisément ces nouveaux standards que l’on aura vite fait d’évacuer dès lors qu’ils se présentent sous un autre mandat que celui du film commercial populiste? Et jusqu’où le cinéma d’auteur actuel y puise-t-il avec une fausse innocence, tout en s’accommodant finalement très bien de certaines attentes narratives des institutions et des festivals? « Donne-nous un turning point fracassant dans les premières minutes ou achève ton récit sur une note spectaculaire. Nous préférerions une finalité positive, mais le contraire nous va tout aussi bien car cela revient au même. Dans tous les cas, de grâce ; tue quelqu’un, bat-le, souille-le. C’est gagnant-gagnant. D’un bord, tu te pourvois du petit trauma machinal qui t’est si nécessaire pour simuler le malheur du monde dans un Québec ennuyeux. De l’autre, tu nous offres notre ressort vital ; celui qui déclenche inéluctablement l’affectivité prosaïque du spectateur et son besoin d’identification (ce pain quotidien que le cinéphile du renouveau et le lecteur de Téléfilm partagent avec le même appétit). Ensemble, créons cette fausse vie qui mène au meurtre, avec le vernis du poème et les rouages de l’apathie. Feignons l’intransigeance et la profondeur avec les outils du pragmatisme. Et entendons-nous bien ici sur le sens du principe d’identification : un intérêt non pas pour les personnages, pour la matière humaine concrète, mais bien plutôt pour leur pure fonction victimaire, si nécessaire au spectacle usiné de notre désolation contemporaine de bien nantis. ».

N’oublions pas, malgré quelques différences superflues, le « cinéma Ikea » et leurs réalisateurs clientélistes faussement naïfs (plus ou moins Côté, Lafleur, Ouellet ; quelque part entre Kaurismaki revu par Malajube ou un épisode de « Passe-Partout » filmé par les Dardenne) qui ménagent au plus offrant leurs effets de distanciation et revendiquent leur nébulosité une équerre à la main. Films qui nous font peut-être assister à une nouvelle manifestation du dénigrement de la forme artistique. Après le rejet de toute modernité, après le snobisme envers toute forme classique, après l’assujettissement aux lois du marché ou aux thèses académiques, voilà maintenant le culte du self-service sur pompe unique qui en réunit à peu près tous les horizons, prodiguant un sentiment de liberté qui équivaut à choisir la couleur de son iPod. Rien d’étonnant à ce que de telles pratiques soient si encouragées par les temps qui courent : le programme imposé par la pub et les nouveaux médias valorisant à la fois le « libre-choix », le connectionisme, l’interactivité et la mythomanie de la « participation » par lesquels un certain cinéma fera croire au spectateur qu’il accède à des codes de narrations complexes enfin démocratisées, le plaçant au centre d’une séance de colin-maillard tout en lui permettant de regarder par-dessus son bandeau. Voici venu le cinéma Donjons et Dragons, avec son cercle d’initiés, ses coups de dés poches et ses règles puériles faussement alambiquées. L’amalgame d’une appréhension superficielle d’oeuvres à clés sans serrures, à tiroirs sans fond, et d’une mécanique de séduction publicitaire faisant miroiter au spectateur le plaisir frivole de déambuler, plan en main, dans un labyrinthe pour enfants, tout en étant savamment téléguidé vers les finalités narratives les plus coquettes qui soient. Placez le tout sous le signe manifeste du « non-dit » et vous n’en finirez plus d’entendre les effluves lyriques des toujours plus nombreux joueurs de harpe et autres ravis de la crèche, dont l’enthousiasme croît à mesure que leurs objets fétiches se dévoilent sous leur véritable jour : des films plutôt inféodés à une cosmétique de pop contemporaine qu’à une esthétique de cinéma, et dont les objectifs se circonscrivent finalement autour de morales extrêmement conventionnelles (frôlant parfois le Indie Film pour ado).

Le monde actuel est celui de la concurrence et le cinéma n’y échappe pas, ou bien peu. De toutes sortes de façons. Le plus troublant n’est pas l’emploi ponctuel de certaines caractéristiques esthétiques communes propres à une époque (et on ne fera pas ici le calcul du nombre de grands films qui ont mis en scène des meurtres et des accidents, et on ne remettra pas en cause l’utilisation nécessaire de conventions au cinéma) mais leur caractère imitatif à l’intérieur de préceptes limités et de sources d’inspiration assujetties aux termes prescrits par la contemporanéité en vogue (les sujets thérapeutiques évoqués précédemment, par exemple, mais aussi des formes de romantisme noir, de théories idéologiques ou de vacuités publicitaires au sein d’imbroglios sans contenu). Ce qui entraîne une banalisation et surtout une instrumentalisation destinée à se positionner au cœur d’une concurrence plutôt que d’une réelle création, voire simplement d’un artisanat honnête. Ainsi on ne sera pas surpris de trouver dans les racines réclamées de ce cinéma des bases devenues elles aussi banales et même grassement prévisibles. On se revendique des protestants Bresson et Bergman, on recycle sous forme de clichés l’esthétique des Dardenne, de Dumont ou de Gus Van Sant (je les apprécie autant qu’eux) mais jamais de Vigo, Renoir, Ford, Buñuel, De Sica, Fellini, Ray. Est-ce bien fortuit? Nullement étonnant non plus que cette concurrence se retrouve désormais dans les lieux mêmes non pas de diffusion, mais de « légitimation » (les festivals, les prix) : rencontrer un public semblant ainsi moins important que de se satisfaire des lieux symboliques où l’on présentera ses films pour y trouver la simulation d’un « succès » empirique, alors que localement la plupart de nos films d’auteur constituent des échecs en terme d’entrées. Échecs publics qu’on pourrait aisément relativiser si les films qui participent le plus de la concurrence dans le cinéma d’auteur n’étaient aussi ceux qui sont les plus loués à partir de leurs marques communes les plus fades, à la fois imitatives et limitatives, les amenant à avaliser le contexte consumériste actuel par des voies souterraines mais non moins effectives. Après tout, que ce soit pour une légitimation symbolique ou pour une légitimation du box-office, il s’agit de rivaliser. L’esprit de concurrence se prolongeant ainsi dans la sphère « critique » (existe-t-elle encore sous son acception originelle?) qui au-delà des fausses distinctions (critiques classiques, chroniqueurs, blogueurs, commentateurs) et peu importe son degré de cinéphilie et ses aptitudes d’écriture se retrouve hypnotisée par les mêmes affectations. Concurrence qui se déploie encore jusqu’à une partie du public dit avisé (sous-entendu : qui fréquente ces préceptes, ces films, ces critiques, et surtout ces buzz).

Pas étonnant que le vocabulaire s’appauvrisse ou s’embrouille de plus en plus, par manque de mots ou inversement par enflure théorique, à la mesure de la qualité de nos préoccupations. Et ce même pour des films prétendument profonds et sérieux (et peut-être surtout pour ces films dont la profondeur n’est qu’une surface) que l’on s’amuse à ne jamais décrire pour ce qu’ils sont mais pour ce dont ils ont l’air, les confinant le plus souvent à des palmarès narcissiques que l’on s’échange comme des cartes de hockey. Il apparaît alors naturel que plus on partage ces préceptes, plus on se réunisse dans une osmose mimétique et compétitive autour des mêmes objets, des mêmes lieux communs, des mêmes considérations, des mêmes collaborateurs, des mêmes traits esthétiques (cinéastes, critiques et cinéphiles confondus, qui feignent une complicité pour masquer le fait qu’ils sont des rivaux les uns pour les autres). Et c’est avec encore moins de surprise que l’on constatera que certaines têtes d’affiche les plus auréolées de la « mouvée du renouveau » sont aussi parmi les plus actives sur Facebook et Twitter, où ils passent leur temps à faire leur propre promotion, à relayer comme des perroquets toutes les âneries en vogue et à arborer une marginalité de toc. Magnifiques spécimens qui allient le discours de l’artiste engagé et les préoccupations du trader.

Ascétisme du « brut », radicalisme juvénile, narrativité publicitaire. Malgré les déclinaisons respectives qu’ils incarnent, une fois défait leur emballage formaté, qui peut encore jurer d’une réelle singularité? Il existe des formes de résistance ostensibles qui n’en sont pas moins au service de l’ordre établi. Puritanisme inversé, sinistroses à gogos ou amourettes de casiers réunis sous une même plastique égotiste ; voilà un cinéma d’auteur idéal à l’ère du néo-libéralisme. Je pense que ces films sont en grande partie l’expression d’occidentaux gâtés qui ont trouvé dans le vérisme, le narcissisme, la confession, le nihilisme ou ce qu’on qualifie étrangement d’hyperréalisme les bases idéales de leur moralisme austère, de leur opportunisme artistique ou de leurs schèmes de marchands du temple nouveau genre. Je ne crois pas que tous ces films représentent un cinéma de la conscience. Je crois plutôt que c’est précisément l’inverse, malgré toutes les apparences. Je pense qu’on a ici plutôt troqué son absence de vécu, de vision et de cœur pour un mimétisme esthétique winner.

 

 


[1] Film exemplaire selon Frappier dans son article du Devoir du 7 novembre 2009 intitulé « Pour un cinéma du grand contexte ».


1 mars 2014