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Chroniques

Durasseries assorties

par Robert Lévesque

De cela au moins on est sûr : Marguerite Duras aurait eu cent ans ce vendredi 4 avril 2014. Le 4 avril 1914, à quatre heures du matin, heure de Saigon, est bel et bien née une fille qu’on baptisa Marguerite Germaine et son père, Henri Donnadieu (un bel homme, nous assure Laure Adler qui en a vu la seule photo conservée, punaisée dans l’entrée de l’appartement de l’écrivain rue Saint-Benoît), le géniteur escamoté dans l’œuvre de sa fille, était prof de maths. La famille domiciliée à Gia Dinh en Cochinchine au temps des colonies et des barrages contre le Pacifique.

Donnadieu ? Quel nom lourd à porter ! Savez-vous qu’elle aurait tout aussi bien pu être une Obscur ? Marguerite Obscur, la romancière de Dix heures et demie du soir en été…, la cinéaste du Navire Night… ? M’est avis que, le cas échéant, elle n’aurait pas eu besoin de parcourir du bout des doigts la carte de la France pour se trouver plus adéquat nom de plume…

On ne refait pas l’histoire, ni une filiation, mais il n’est pas innocent de savoir (pour s’en amuser, comme elle le fit elle-même dans une page de L’Amant mon premier mari, je dis monsieur Obscur. On rit. C’était son nom, dit-elle, c’est pourtant vrai) qu’avant d’épouser ce Donnadieu en Indo, la mère de Duras, Marie Legrand, née à Fruges dans le Pas-de-Calais, s’était mariée au village natal avec bel et bien un dénommé Obscur : Firmin Auguste Marie Obscur, petit commerçant qui meurt d’on ne sait quoi deux ans après la noce (comme Donnadieu meurt quand Marguerite a cinq ans). Obscure affaire, en effet, car de cet Obscur, on ne sait rien. Laure Adler a essayé de connaître la part Obscur du dossier Duras et n’a rien pu trouver d’autre que son nom d’Obscur dans des archives désertes
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Dans une livraison des Cahiers du cinéma dont elle fut la rédactrice en chef en juin 1980, numéro titré “Les yeux verts” et entièrement composé par elle, la romancière de Yeux bleus cheveux noirs avait tenu à rappeler, comme on ressort une obsession, un faits divers oublié qui avait secoué la France vingt ans auparavant, le rapt d’une fillette de 12 ans par un père de famille, l’affaire Berthaud, matériau passionnel atypique duquel elle ne tira aucun roman ni scénario. Duras trimbalait cette histoire qui n’avait duré que huit jours, du 26 septembre au 4 octobre 1961. L’homme, André Berthaud, un camionneur de 40 ans, avait été arrêté puis interrogé et, profitant d’un moment d’inattention des gardiens alors que l’on avait retiré une menotte de son poignet droit, il s’était poignardé au cœur dans les bureaux de la P.J. alors que la fillette, Nadine Plantagenest, retrouvée saine et sauve la veille, n’avait d’évidence couru aucun danger ni subi aucune violence.

Comme elle se passionnera pour « l’affaire Grégory » au milieu des années 80, signant un célèbre texte dans Libé pour qualifier de « sublime, forcément sublime » l’infanticide imputé à Christine Villemin (en 1993, la mère du petit Grégory bénéficiera d’un non-lieu, et l’affaire – évoquée cyniquement dans C’est arrivé près de chez vous – n’est pas close encore), la Duras, friande de faits divers comme des chansons de Piaf, aurait pu monter au créneau pour cette affaire Berthaud de 1961, mais elle ne le fit pas, se contentant de faire part de sa fascination dans les pages des Cahiers du cinéma. Sobriété étonnante de sa part devant un cas pareil : en se poignardant devant les policiers, ce Berthaud s’était écrié: « c’est par amour paternel que j’ai agi ».  La presse de l’époque avait parlé d’« un coup de foudre de la paternité ». Berthaud, avec la complicité de sa propre fille, avait kidnappé la petite Nadine à Orange, puis il était parti seul avec elle sur les routes, en Vendée, et ils étaient montés à Paris, la petite Nadine l’ayant suivi apparemment sans réticence. Duras, dans son numéro des Cahiers du cinéma, disait que ce cas pour elle en était un d’amour fou, se demandant si l’amour paternel et filial pouvait jouir de la même marge de liberté que l’amour tout court.
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Dans La Cuisine de Marguerite, une plaquette que son fils Jean Mascolo fit publier en 1999 aux éditions Benoît Jacob (Benoît pour la rue Saint-Benoît, Jacob pour la rue où logent ces éditions créées à la mémoire de Duras), on trouve 29 recettes, allant des boulettes sans nom (qu’elle avoue n’avoir jamais mangé) à la confiture aux oranges amères (conseillée en mars), passant par l’omelette vietnamienne qui exige un feu très doux et du temps, et le steak qui « se rate toujours comme la tragédie ». Nous ne sommes évidemment pas chez Jehane Benoît et on nous avertit que certaines des recettes sont laissées volontairement dans une imprécision totale…

Je ne me suis pas risqué à essayer le Thit-Khô où il faut du porc avec son gras et sa couenne et qui, pour le faire bouillir, dit-elle, exige que l’on ouvre les fenêtres ; mais je dois avouer un faible pour sa soupe aux poireaux qui m’est devenu familière, dorénavant ma soupe Duras. Le truc c’est qu’il faut qu’elle cuise entre quinze et vingt minutes seulement et non deux heures – « toutes les femmes françaises font trop cuire les légumes et les soupes », rage-t-elle. Elle ajoute, que dis-je, elle décrète que « dans les restaurants cette soupe n’est jamais bonne ». Et elle n’a pas tort. Plaide pour elle la simplicité de sa recette : cuisson rapide, mise des poireaux lorsque les pommes de terre bouillent (deux poireaux moyens pour un kilo de patates) de sorte que la soupe reste verte et parfumée.

Le plus important pour cette soupe (dont il ne faut jamais dire qu’elle est aux poireaux et aux pommes de terre), c’est, écrit-elle, qu’ « on doit vouloir la faire et la faire avec soin » et puis « la servir sans rien ». Foin des croûtons !

Bon centenaire à l’impudente !

 


3 avril 2014