En camion
par Robert Lévesque
Fils de camionneur, avec mes souvenirs de gamin qui, assis sur les cuisses de son père, les menottes sur le volant, s’imaginait conduire le mastodonte (sur les routes du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie dans les années cinquante), on comprendra que, pour moi, les films où filent des camions, le jour ou la nuit, ont un attrait d’office, si je puis dire. Le premier de ces road movies sur douze roues que j’ai pu voir est sans doute celui de Clouzot, Le Salaire de la peur, véritable aventure infernale qui n’avait rien à voir avec les transports de bois d’œuvre de papa ; c’était de la nitroglycérine que charroyaient Montand et Vanel, ils pouvaient sauter à tout moment sur ces routes de montagne et ces ponts branlants d’Amérique centrale, j’avais chaud autant qu’eux, impression qui s’estompe aux visionnements suivants (j’ai dû voir ce film dix fois).
Avec Duel, c’est du camion lui-même que j’avais peur. Spielberg, par la suite, n’ira jamais aussi loin dans le film qui dérange. C’était bizarre de débuter ainsi sur les chapeaux de roue…, avec un suspense haletant et radical, pour ensuite verser dans le puéril et l’aventure léchée. Ce camion poursuivant la voiture d’un commis-voyageur devait beaucoup au scénariste Richard Matheson (le romancier qui vient de mourir, qui avait écrit cette nouvelle après que sa voiture eut été percutée par un camion). Ce qui était effrayant, c’était l’anonymat de ce camion, jamais l’on ne voyait son chauffeur et toujours cette semi-remorque fantôme revenait dans le rétroviseur du Willy Loman joué par Dennis Weaver. Jusqu’à ce qu’il aille s’écraser au bas d’une falaise. Duel est un film en couleurs qui, dans mon souvenir, demeure noir et blanc. Noir, le camion. Blanche, la peur. Paranoïde, ce film. On pense qu’une traque semblable pourrait nous arriver…
Évidemment avec Le camion de Marguerite Duras, c’est le changement de galaxie cinématographique ; j’oublie les randonnées d’antan avec mon papa. Il n’y a dans ce film aucune inquiétude à avoir quant aux routes et aux chauffards. Il y a quelque chose de plus grave, cependant. Les protagonistes sont assis avec le film en mains si je puis dire, c’est-à-dire avec les pages d’un texte écrit au conditionnel et qui, lu mollement par Depardieu et l’auteur qui le reçoit dans son manoir de Neauphle-le-Château, l’automne, évoque ce film non tourné qui s’appellerait Le camion et où une femme faisant de l’auto-stop serait montée dans le véhicule d’un routier, quand, en panoramiques extérieurs, dans une lumière bleutée, la caméra suit l’itinéraire errant d’un camion traversant des paysages déserts, ni vraiment la campagne ni vraiment la grande banlieue. Sans que jamais l’on ne voit le chauffeur et la passagère… Ce film, qui écrase le cinéma, et le laisse mort, est le chef-d’œuvre de Duras : c’est un délit de fuite.
Chez Rafaël Ouellet, le cinéaste de Dégelis qui ne tourne presque que dans son coin de pays, le camion n’a pas le beau rôle. Dans ce Camion, qui ne roule plus, personne ne monte. Son propriétaire a la déprime depuis (mais dans une scène si expédiée, mal tournée) qu’il est entré en collision avec la voiture d’une femme du village qui ne s’en est pas sortie. Il n’a commis aucune infraction de la route, mais c’est comme s’il avait assassiné cette femme à coups de marteau. Bienvenue dans un film québécois où la culpabilité, l’autopunition, l’asthénie, le renfrognement, le complexe d’infériorité et son absence de vocabulaire, tiennent lieu de compost dramatique. Je m’y suis ennuyé tout du long, attrapant ici et là un bout de paysage du Témiscouata et de ce Bas-Saint-Laurent dans lequel le camion de papa roulait, jadis.
Question camion, il y a dans mon palmarès intime deux chefs-d’œuvre, Au fil du temps et Les Acacias. Wenders, en 1975, avec Im Lauf der Zeit, était dans ses années de grâce, il avait écrit son film comme il le tournait, il aimait le cinéma, le voyage, il aimait les images et l’errance et donc il imagina un montreur de films qui parcourt l’Allemagne en camion avec son stock de bobines et son matériel de projection. À chaque arrêt, sa soirée cinéma. Un type rencontré au hasard va l’accompagner un temps. Ils ne manqueront pas de vocabulaire ni de sensibilité. Ce film de trois heures est l’un des plus beaux moments de cinéma de ma vie. Je l’ai vu au cinéma de la rue Cartier à Québec. Je me souviens de cette soirée-là, la salle aux trois quarts vide, le temps suspendu, l’émerveillement, le kir que je pris au bistro attenant avant d’aller faire ma nuit…
Las Acacias, du Brésilien Pablo Giorgelli, c’est un émerveillement tout récent. C’est celui que je vous propose, car il passe sur TFO le 10 juillet à 21 heures. C’est la Caméra d’or de Cannes en 2011. Ruben est un camionneur paraguayen. Son boulot est de transporter régulièrement d’Asuncion vers Buenos Aires des chargements de bois d’œuvre (comme mon père de Rivière-du-loup à Gaspé). Un jour, un ami lui demande s’il peut prendre à son bord une femme qui doit se rendre dans la capitale argentine. Il accepte. Le matin, au départ, elle est là, un bébé dans les bras. Le camion démarre.
Ils se parleront très peu. Le bébé braillera. Gazouillera. La route défilera. Il y aura les nuits, les arrêts, les jours, leurs regards dérobés, puis le travail patient du silence, au fil du temps, et puis des mots viendront, échangés, une curiosité s’installera, une entente en quelque sorte… Ce film est d’une beauté totale. Une réussite absolue.
La bande-annonce de Los Acacias
4 juillet 2013