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Chroniques

En enfer, Mordecai !

par Robert Lévesque

« Duddy Kravitz est une disgrâce pour tous les Juifs. Toi qui as fréquenté Baron Byng, qui as fait partie des Habonim et qui appartiens à cette bonne vieille famille Richler, comment as-tu pu faire ça ? Que Dieu te punisse, Judas ! Que tu pourrisses en enfer ! ». Cette lettre était à la fois anonyme et personnelle, mais le tutoiement laisse supposer que cette personne juive si outrée par le film The Apprenticeship of Duddy Kravitz lancé à Montréal le 11 avril 1974 était un ancien de l’école Baron Byng de la rue Saint-Urbain et du mouvement de jeunesse sioniste Habonim, ou un proche… C’est le plus récent biographe de l’écrivain, Reinhold Kramer*, qui l’a dénichée dans une boîte du volumineux fonds Richler, et qui nous permet de la lire avec délectation près de quatre décennies après son envoi.

De ce film de Ted Kotcheff, je me souviens que le critique du magazine Esquire, John Simon, avait écrit : « Il aura beaucoup de succès en Arabie saoudite »… Et puis, voulant éviter la polémique, car le jugeant à la limite de l’antisémitisme, le délégué général du festival de Cannes d’alors, Maurice Bessy, manqua de caractère en retirant l’invitation faite au film de Kotcheff pour la refiler à celui d’André Brassard et Michel Tremblay, Il était une fois dans l’Est. Des Québécois de souche, les futurs vieux péquistes, devaient être contents ; la Main battait le Mile-End. Il faut dire que certains  Québécois de souche ont d’instinct détesté Mordecai ; l’homme avait trop d’esprit, c’était l’Oscar Wilde des Victoriens, le Sade des Chrétiens, et tous les Paul Piché de la belle Province étaient persuadés que ce Mordecai était le diable dans la sacristie péquiste, Lucifer dans le baptistère national. Alors que… ce Juif ironiste et libre fut accusé maintes fois et encore d’antisémitisme.

Ce film, qui n’est somme toute qu’un abrégé du grand roman montréalais de Mordecai – modification de Mardochée, le cousin d’Esther qui refusera de s’incliner devant les dieux perses –, eut beaucoup de succès en dehors du faubourg à m’lasse et de la péninsule Arabique (Ours d’or à la Berlinale, nomination aux Oscar pour le scénario adapté, plus de deux millions de recettes au Canada, lancement de la carrière de Richard Dreyfuss qui ira ensuite jouer avec les requins et les extra-terrestres de Spielberg).

Sur Ciné Pop le 17 septembre à 10h10 et à 23h45, je le reverrai avec plaisir, même si la saveur du roman n’y est pas complète et que la scène de la Bar Mitzvah est très… concise. Cependant, Kotcheff et Richler firent au mieux pour réussir un grand film canadien, ce qui fut le cas, c’était alors une première et encore de nos jours, ça demeure une rareté.

Ces deux-là s’étaient connus en 1957 à Tourrettes-sur-Loup (village de Provence où Carné tourna Les Visiteurs du soir en 1942, où le sculpteur Roussil a vécu et est mort). Kotcheff, immigré bulgare torontois qui habitait alors Londres, se fit copain avec Mordecai et les deux allaient se colleter avec le monde de la télévision britannique et celui du cinéma dans les années cinquante et soixante. Mordecai, humblement, bossera à transposer pour le petit écran des œuvres dramatiques pour Armchair Theater, une émission du dimanche soir, l’équivalent de nos télé-théâtres d’antan. Il se trouve aussi que, sans qu’on lui donne son crédit au générique, il a travaillé au scénario de Room at the Top, le film de Jack Clayton qui, en 1958, fit sensation et remporta deux Oscars, un pour Signoret, un pour le scénario adapté. Ce film, traduit par Les Chemins de la haute ville, c’est aussi (pour Mordecai et quant au sujet) un apprentissage, l’ascension d’un employé municipal dans une ville de province. Mordecai en prendra de la graine.

Peu de temps après, Kotcheff et Richler se retrouvent à Roquebrune, dans le sud de la France près de la frontière italienne. Mordecai fait lire à Ted son manuscrit en cours. C’est l’histoire de Duddy Kravitz… Emballement. Ce Duddy, entêté, pauvre, chef de bande de cour de récré, prêt à tout, qui réussira à avoir un lac pour se lancer dans l’industrie touristique, c’est du Dickens dans un monde juif américain. Kotcheff jure qu’il en fera un film. Il achète les droits. Ça prendra seize ans avant que le premier tour de manivelle se fasse avec un jeune comédien américain de 25 ans (qui peut en paraître dix-neuf comme il se doit), Richard Dreyfuss qui sort de American Graffiti de George Lucas et qui va entrer par la suite dans le rang des bankables.

Onze semaines de tournage dans le quartier de l’enfance et de l’adolescence de Mordecai, la caméra de Brian West qui entre dans le vieux resto de Moe Wilensky, rue Saint-Viateur coin Clark (le vieux Moe, il passe comme un Hitchcock dans le film), l’équipe monte à Sainte-Agathe où Mordecai a été garçon de table l’été, sa mère ayant ouvert une espèce de pension pour Juifs en mal de Laurentides, il y a Micheline Lanctôt qui sort à peine de La vraie nature de Bernadette et l’aîné des frères Quaid, Randy ; bref, au printemps 1974, tout est prêt pour une grande première à la Place des Arts, le Bourassa pas encore battu par Gérald Godin dans Mercier est là, le Jean Drapeau d’avant ses Olympiques itou, et le smoking est dans ses dernières années de règne absolu.

Une femme seule arriva ce soir-là à la PdA. Lily Richler. Depuis longtemps, elle et son fils, ça faisait deux. Mordecai n’avait pas le droit de mettre les pieds chez elle dans le bas Westmount. Il allait certains vendredis y laisser ses enfants pour le week-end, sans descendre de l’auto. Que se passa-t-il ? Le fils ignora la mère. Le film fut ovationné. Et quelques jours plus tard arrivait cette lettre anonyme et personnelle qui le vouait aux enfers et que l’on n’a pu lire que quelques décennies plus tard…

Et si c’était Lily Richler qui l’avait postée ! ?
*Mordecai Richler, Entre séduction et provocation, Reinhold Kramer, Septentrion, 2011.


12 septembre 2013