Équivalences poétiques : le cinéma d’Anocha Suwichakornpong
par Ariel Esteban Cayer
L’année dernière, le Festival de Cannes dévoilait en projection spéciale le projet d’anthologie Ten Years Thaïland, invitant les cinéastes Aditya Assarat, Apichatpong Weerasethakul, Chulayarnnon Siriphol et Wisit Sasanatieng à spéculer sur l’avenir de leur pays au fil de courts métrages en alternance réalistes et dystopiques, explorant les répercussions incertaines du coup d’État de mai 2014 qui mit la junte militaire au pouvoir en Thaïlande. Étrangement absente du projet, on se demande bien ce que la cinéaste Anocha Suwichakornpong aurait pu faire d’une telle proposition, elle qui s’est révélée experte dans l’art de penser le présent à la lumière d’un subtil et percutant système d’agencements poétiques – juxtaposant, par exemple, l’intime au cosmique, le documentaire à la fiction, ou encore le politique (du présent) aux activismes du passé.
Dès Graceland (2006), son film de maîtrise (et le premier court métrage thaïlandais sélectionné à Cannes), Suwichakornpong dévoile les motifs de son cinéma de l’abstraction symbolique. Jon, imitateur professionnel d’Elvis Presley, est en voiture avec une femme dont on ignore le nom. Les deux roulent dans la nuit ; il est question de reconnaître l’homme et la femme au son de leurs sifflements. Mais soudain, le couple de circonstance s’enfonce dans la végétation et on est en droit de se demander si cette femme est une apparition. Ou une projection de l’orientation sexuelle vacillante de Jon (qui nous est révélée en douce à la fin du court métrage). L’effigie d’Elvis elle-même, dans la dernière séquence du film, semble devenir le symbole d’une masculinité complexe – un costume sur les épaules de Jon, comme de plusieurs hommes qui partagent la scène avec lui – suite à une nuit fantasmagorique passée avec une inconnue.
Réalisé avant que la résurgence d’une dictature militaire ne domine l’imaginaire du cinéma thaïlandais contemporain, Mundane History (2009) privilégie également l’intimité entre hommes. La juxtaposition symbolique dans le cinéma de Suwichakornpong s’étoffe dans ce premier long métrage qui puise ici dans l’immensité du cosmos – son infini potentiel existentiel – pour faire état de la mortalité de tout être. Pun, un infirmier arrivé de la province d’Isan, prend en charge le jeune Khun Ake, dépressif suite à une paralysie. Rêvant jadis d’être écrivain, puis cinéaste, il est désormais confiné à son lit ; les journées s’y écoulent lentement, insupportables, comme autant de manifestations de son impotence.
Dans ce film léthargique, voire entropique au sens scientifique du terme, Suwachikornpong y fait état du type d’impasse qui emprisonne l’individu, son esprit, dans le présent : le cul-de-sac qui confine celui-ci à une seule dimension l’empêche de se projeter dans le futur, de rêver et de vivre. Lorsque la relation entre Pun et Khun Ake se développe et aide le jeune malade à sortir de sa torpeur, Suwichakornpong vise l’abstraction en une série de séquences symboliques – le big bang juxtaposé à la violence d’une naissance humaine – dévoilant la part cinéphilique d’un cinéma qui rend hommage tant à Brakhage qu’à Méliès, tout en créant ses propres collisions d’images. À cet égard, son court métrage Jai (2007) adaptait déjà La sortie de l’usine Lumière à Lyon (1895) des frères Lumière, abordant le making-of fictif d’un documentaire sur la reprise d’une usine par ses ouvrières – et explorant ainsi une forme hybride entre le documentaire et le « documenteur », l’histoire du cinéma et son expression contemporaine.
Incorporant tous ces procédés, By the Time It Gets Dark (2016) est un film choral aux échos labyrinthiques, dressant un ambitieux portrait de la Thaïlande contemporaine par l’entremise du miroir de la création artistique et culturelle. Une cinéaste tente d’écrire un film sur le massacre survenu à l’université Thammasat qui mena au coup de 1976. En parallèle, des étudiants se rassemblent pour débattre de la nomination de leur nouveau président. S’agit-il d’une image du passé ? Ou confond-on ici le présent avec autre chose, la réalité avec la fiction, une dictature avec une autre ? Ailleurs, ce sont les champignons qui poussent de « manière traditionnelle » tandis que des ouvriers travaillent à faire sécher le tabac, qu’un acteur va de vidéoclips en films d’auteur, jusqu’à l’impasse, puis qu’une femme de ménage change d’emploi, qu’un bouddhiste écoute la télévision… et ainsi de suite.
Au fil de ces vies, interconnectées et banales à la fois, Suwichakorpong sème le doute quant à la forme même de son film (qui finit par se désagréger devant nos yeux). Sa relation à sa propre diégèse est changeante et floue, semblant glisser librement d’une réalité objective à une fiction construite à partir des images du passé. Suwichakornpong semble ici rejoindre le projet engagé d’Apichatpong Weerasethakul (dans Cemetery of Splendour, notamment), soit représenter la Thaïlande dans le sillon de la dictature comme un pays prisonnier d’une sorte de coma, d’une transe entre l’assoupissement et l’éveil. Mais si le cinéma de Weerasethakul évolue sous le signe du songe et du sommeil, celui de Suwichakorpong préfère une logique de l’équivalence poétique, du simulacre, la réalité n’étant jamais que ce qu’elle est ; abstraite, elle nécessite d’être comparée constamment pour se révéler dans toute sa complexité.
Autrement dit, voici un film qui abandonne impunément ses récits au profit de raccords liant les événements, les vies et les dimensions narratives entre elles : le champignon et le pixel mort, la discothèque et le temple ; mouvements activistes du passé et leur appropriation artistique au présent ; l’industrie traditionnelle et l’industrie du tourisme… Ainsi va la vie, jusqu’à donner le vertige. Ces connections, bifurcations, liens et parallélismes peignent finalement l’image complexe d’un pays – à tout le moins de la psyché d’une cinéaste – aux prises avec la mélancolie, l’espoir et le risque de se complaire, de s’abstraire du réel. Ainsi, Suwichakornpong nous communique une idée simple, bien qu’insaisissable : une transition, comme si la vie n’avait d’autre choix que d’aller de l’avant, malgré le spectre imposant de l’Histoire vouée à se répéter (ou encore de la maladie, qui nous fige dans nos pas). Il revient à chacun d’entre nous de former l’image de demain.
7 février 2019