Éric Rohmer en deux époques
par Jacques Kermabon
On rit beaucoup en dévorant le kaléidoscope de souvenirs composé par Françoise Etchegaray, principale complice d’Éric Rohmer depuis Le rayon vert, surtout productrice ou directrice de production, mais aussi souvent ou parfois « intendante, cadreuse, ingénieure du son, actrice, cuisinière, psychologue ». Il faut lire le rendez-vous à Canal+ pour vendre L’arbre, le maire et la médiathèque, la façon dont, sur les tournages, une fois Rohmer retiré dans sa chambre, l’équipe sort alcools et cigarettes ou fait le mur pour aller danser, la perplexité d’un cadre chez Pathé, producteur de L’Anglaise et le duc, face au devis du film (à peine 6 millions d’euros avec tournage en studio, trucages numériques, quand Les destinées sentimentales d’Oliver Assayas, pourtant en décor naturel, atteignait les 10 millions) et qui pense que Françoise Etchegaray a oublié certains postes, par exemple l’assistant de M. Rohmer et son chauffeur. Et de leur répondre : « M. Rohmer n’est pas assisté. Et son chauffeur s’appelle RATP ou SNCF. Ça dépend des trajets. »
On hésite à employer des grands mots tant ce livre est primesautier, chaleureux, pétillant d’humour et habité d’une culture pleine de saveurs que Rohmer et elle ont en partage. Sans cela, on serait volontiers enclin à parler d’éthique de vie, de cohérence d’un comportement face au monde, d’une attention et d’une fidélité rares à l’égard de ses équipes.
Mais parce que ce témoignage est avant tout vivant, il relate aussi sans complaisance des moments difficiles : la vigueur d’appréciation de Rohmer à l’égard d’un scénario personnel qu’Etchegaray lui soumet ; la rupture douloureuse avec Margaret Menegoz, des films du Losange, à propos de laquelle Paolo Branco lui glisse un jour que le seul pouvoir de cette productrice en vue était son pouvoir de nuisance, qui est grand ; les conflits sur certains tournages ; les obstacles rencontrés pour produire les derniers films ; et puis la maladie, les adieux.
Cette immersion dans les coulisses de la création, pour chaleureuse et dénuée d’emphase qu’elle soit, s’apparente aussi à une leçon de cinéma, simple et pragmatique, et éclaire d’un jour nouveau une des œuvres majeures du 7e art.
La question de la spécificité artistique du cinéma a animé une bonne part de la réflexion des Cahiers du cinéma. Il n’est donc pas étonnant de la retrouver en filigrane dans le recueil des articles de Rohmer réunis par Noël Herpe. On connaissait la sélection qui composait Le goût de la beauté, ses textes les plus percutants, Le sel du présent nous fait découvrir un Maurice Schérer (son véritable patronyme) pigiste, essentiellement à l’hebdomadaire culturel Arts, mais aussi dans d’autres publications, face au tout-venant de l’actualité, alors qu’on pensait ne le croiser que dans les hautes sphères de l’art. Il célèbre certains films avec la même élégance qu’il en étrille d’autres et, globalement, les choix qu’il opère demeurent pertinents. On lit ainsi, avec bonheur, ses commentaires et correctifs à une liste des douze meilleurs films de tous les temps publiée en 1958. Et dans cet art de séparer le bon grain de l’ivraie se dessine ce souci de faire percevoir ce qui, dans les films relève de l’expression cinématographique au-delà des intentions, des ressorts littéraires, des dialogues comme vecteur de sens. Cet ensemble constitue une autre leçon de cinéma, même si nombre des films décriés ayant disparu des mémoires, nous ne pouvons apprécier complètement la justesse des arguments. Au moins, cette disparition conforte-t-elle la plupart de ses choix.
Les articles, regroupés dans des chapitres (classiques, hollywoodiens, « Films de festival », français), sont agencés dans un ordre dont la logique nous a échappé. Un index ou une liste chronologique aurait pu être utile. Cette option a le mérite d’autoriser le lecteur à tirer autant de fils qu’il le souhaite. Rohmer évoque ainsi à plusieurs reprises des adaptations de Dostoïevski, dont il ne retient que les Nuits blanches de Luchino Visconti. Il n’est pas interdit de mettre en rapport cet intérêt avec un propos que Rohmer a tenu à Etchegaray au moment de la mort de Robert Bresson : « Toute mon œuvre a été faite contre lui. Sans doute parce qu’il est dostoïevskien comme moi. Il y a du roman policier chez Dostoïevski ». Et ceci : « Il m’intimide parce que ce qu’il vise est très haut ».
Né le 21 mars 1920, Rohmer aurait eu cent ans cette année.
Françoise Etchegaray, Contes des mille et un Rohmer, Exils, 2020.
Éric Rohmer, Le sel du présent, chroniques de cinéma, Capricci, 2020.
22 juillet 2020