Errances nocturnes – Vidor, Fassbinder, Ray…
par Gérard Grugeau
En ces temps tourmentés de confinement forcé, le visionnage de certains films choisis au hasard de nos errances nocturnes peut parfois donner lieu à de stimulants télescopages. Ma fréquentation sporadique de MUBI m’a récemment donné l’occasion de (re)voir tour à tour Notre pain quotidien (1934) de King Vidor, Pourquoi monsieur R. est-il atteint de folie meurtrière de Rainer Werner Fassbinder coréalisé en 1970 avec Michael Fengler et La maison et le monde (1984) de Satyajit Ray. Trois films espacés dans le temps qui, chacun à leur façon, jettent depuis leur époque révolue un éclairage particulier sur certains des enjeux qui taraudent nos sociétés contemporaines. Entre l’évocation d’un idéal collectiviste à retrouver (Notre pain quotidien), l’horreur pétrifiante d’un monde asservi aux forces déshumanisantes du travail et du conformisme social (Pourquoi monsieur R…) qui semble encore aujourd’hui l’horizon quotidien de tant d’individus et les effets délétères d’un nationalisme mortifère (La maison et le monde) qui, comme nous le rappelle hélas trop souvent l’actualité, et notamment en Inde, peut paver la voie aux dérives totalitaires (voir les politiques populistes et sectaires d’un Narendra Modi), le cinéma se révèle ici un vecteur politique inspirant, susceptible d’éclairer notre chemin.
Dans Notre pain quotidien, King Vidor nous transporte dans l’Amérique de la crise de 1929. Partout, la misère sème le désarroi parmi les plus vulnérables. Accablé par la solitude urbaine, un couple de chômeurs s’installe à la campagne après avoir hérité d’une ferme laissée à l’abandon. Bientôt, d’autres déshérités jetés sur les routes viendront prêter main forte aux apprentis fermiers en offrant leurs compétences personnelles. Une coopérative naitra alors de la mise en commun des talents de chacun. Partant de cette prémisse, le film – financé entre autres grâce à la United Artists de Charlie Chaplin – renoue avec l’idée du collectif et promeut les valeurs de solidarité et de fraternité en temps de grave récession. Inscrite dans le mélodrame, la mise en scène étudiée de King Vidor sait mettre en résonance les plans qui isolent les individus dans leur intimité et ceux plus amples qui ouvrent sur l’émergence d’une nouvelle utopie sociale. Cette exaltation d’une communauté rurale axée sur le groupe qui n’est pas sans rappeler l’époque fondatrice des pionniers, voire la terre promise « où coule le lait et le miel » des récits bibliques, est aussi une ode vibrante à la nature, un poème pastoral où le sens du labeur et l’aspiration à un bonheur collectif appellent des lendemains qui chantent. Le lyrisme déployé par King Vidor dans la séquence finale où les récoltes sont sauvées de la sècheresse grâce aux efforts communs de tous et chacun met en lumière les vertus d’une communauté des hommes réconciliée avec elle-même qui choisit de vivre en phase avec la nature et se met au service d’une nouvelle organisation sociale délestée de la propriété privée et axée sur le partage. Un point de vue repris aujourd’hui avec ferveur par certains philosophes radicaux français comme Alain Badiou et Frédéric Lordon.
Autre époque, autre humeur. Les ravages de la Seconde Guerre mondiale ont laissé des traces indélébiles dans l’Allemagne des années 1970 dépeinte par Fassbinder. L’état des lieux est dévastateur. Le ton tourne au jeu de massacre ironique. Les chimères du miracle économique allemand ont colonisé les esprits, cherchant à cautériser les blessures d’un lourd passé traumatique. Monsieur Rabb est dessinateur industriel. Il a tout d’un homme irréprochable. Sa vie familiale et son parcours professionnel semblent exemplaires, mais bientôt le vernis craque. Par une description aussi clinique que glaçante de la vie bien réglée de cet homme sans qualités, de ce petit bourgeois habité par la passivité mais désespérément en quête du statut social qui lui apporterait la reconnaissance nécessaire pour combler son vide existentiel, le cinéaste fustige l’idéologie d’une époque aliénante qui façonne les individus en les enfermant dans des rôles sociaux tout en les coupant peu à peu de leur humanité. Le constat est sans appel. Cadré avec froideur, exploitant l’insignifiance des dialogues improvisés débités par les comédiens, Pourquoi monsieur R… conte la tragédie intérieure d’un homme ordinaire guetté par une folie meurtrière qu’il ne pourra bientôt plus contenir. Par la suite, Fassbinder reniera ce film qu’il jugera trop « brouillon ». Cet attachement à décrire une humanité spectrale, enfermée dans ses rituels névrotiques, résonne pourtant encore fortement aujourd’hui avec nombre de fictions qui ont cherché à dénoncer depuis lors l’enfermement mental des individus pris dans les rets d’une évolution industrielle assujettissante. Que l’on songe par exemple à La question humaine (2007) de Nicolas Klotz, adapté du récit visionnaire de François Emmanuel.
Chez Satyajit Ray, nous changeons totalement de milieu social. Tiré du roman éponyme de Rabindranath Tagore, La maison et le monde se déroule en Inde au début du XXe siècle alors que le Bengale vient d’être scindé en deux par le pouvoir colonial en place qui, pour mieux régner, se plait à attiser les tensions entre hindous et musulmans. Sis dans la riche bourgeoisie éclairée, ce récit à trois voix oppose deux amis d’enfance sensibles aux luttes nationalistes, mais partisans de lignes politiques aux antipodes l’une de l’autre. Entre le modéré pacifiste qui ne renie pas tout de l’influence anglaise et le révolutionnaire, redoutable tribun prêt à tout pour la « bonne cause », la discorde s’installe. Aux côtés des deux hommes, une femme chemine sur la voie de l’émancipation mais, écartelée entre tradition et modernité, elle paiera cher le prix de cette indépendance recherchée en vouant un amour funeste à celui qui sait embraser les cœurs autant que les foules. Avec une infinie délicatesse et une succession de plans souvent cernés par de somptueux clairs-obscurs, Satyajit Ray s’attache à décrire les méandres de l’amour et révéler deux visages de l’Inde confrontés aux mouvements d’indépendance qui déchirent le pays et menacent la paisible cohabitation entre les différentes communautés. Bien sûr, le palais, la « maison », sera bientôt envahi par les rumeurs du « monde » alentour. Sous la magnificence colorée des décors et des costumes que la caméra caresse avec une sensualité de tous les instants, le drame couve alors que le sentiment amoureux et les idéaux meurtris se heurtent peu à peu aux contingences du réel. Alternant avec quelques rares séquences filmées en extérieur qui disent la violence qui monte au sein d’une population instrumentalisée, le huis clos oppressant de ce mélodrame flamboyant aux accents tchekhoviens avance par à-coups vers une sorte de fatalité inéluctable qui, en deux ultimes plans d’une beauté poignante, nous laisse au final terrassé dans un champ de ruines et de désolation émotionnels.
Trois films, trois époques et, en filigrane, des visions du monde riches et contrastées qui, de par leur pertinence toujours actuelle, pourraient, sans faire violence au vivant, nous aider à penser demain loin de toutes rêveries inconsistantes.
15 avril 2020