Chroniques

États d’âmes

par Bruno Dequen

« There is an extremely precise sense of what it’s like to be alive in a certain place, during a certain time, from moment to moment. It’s not just the curtains and the clothing and the music and the cars that are right, but the gestures, the sounds, the blending of the public and the private, the way that every sign of this or that zeitgeist is filtered through personal experience. » Kent Jones, à propos du travail de David Fincher sur The Curious Case of Benjamin Button1.

David Fincher, dont le dernier film, The Social Network, sort aujourd’hui sur les écrans est un cinéaste réputé pour l’attention extrême qu’il porte au moindre détail de sa mise en scène. Et cette attention est souvent visible à l’écran, puisque la plupart de ses films proposent un univers visuel très riche et détaillé. Qu’il s’agisse de la ville de Se7en, de la maison décrépite de Fight Club, du San Francisco des années 1970 de Zodiac ou de cette résidence pour personnes âgées dans Benjamin Button, les lieux dans le cinéma de Fincher sont non seulement marquants, mais semblent être des personnages à part entière des récits. Et Fincher les filme souvent comme tels, accordant de nombreux plans à la mise en valeur de ces espaces.

Cette préoccupation manifeste pour les lieux de l’action incite justement Kent Jones à décrire le cinéma de Fincher comme l’œuvre d’un peintre d’époque. Pour Jones, la principale qualité du cinéaste est de parvenir à faire ressentir pleinement l’époque que vivent les personnages. Or, cet accomplissement est le résultat d’une double approche : un attention aux détails matériels et une prise en compte de la perception de ses personnages. Ce second aspect est de loin le plus important. En effet, la représentation des espaces chez Fincher ne vise pas le réalisme objectif mais le réalisme psychologique. La laideur détaillée de la ville de Se7en est ainsi à l’image de la perception qu’en a le détective blasé et professionnel interprété par Morgan Freeman qui, malgré ses réticences et son aversion pour sa métropole, n’en demeure pas moins attentif au moindre détail de chaque lieu. Benjamin Button, assez mal apprécié lors de sa sortie, est l’aboutissement de cette démarche. Dans ce film, toute représentation est filtrée par la perception d’un homme dont la condition particulière et les expériences de vie ont créé un rapport distant et mélancolique au monde. Perpétuellement conscient de sa propre mortalité, Benjamin regarde ainsi chaque espace comme si c’était la dernière fois. Les lieux deviennent les témoins de la courte durée de chaque vie, et le moindre recoin du cadre est un appel à l’attention nostalgique. Cette conception nécessairement psychologique de l’espace explique la sobriété de la mise en scène et le manque (relatif) d’attention au détail que de nombreux critiques ont perçu dans The Social Network. À l’opposé d’un Zodiac dans lequel les personnages sont constamment obsédés par le temps qui passe et l’impasse dans laquelle se trouve l’enquête, les personnages du dernier film ne sont pas conscients du temps. Tout se déroule vite, et la vie se passe devant des écrans. Ce qui explique l’utilisation abondante du champ/contre-champ par Fincher dans ce film. Chaque personnage est ainsi isolé dans son cadre, insensible à son environnement. Ce rapport détaché au monde est finalement une représentation assez juste de l’époque dans laquelle nous vivons, représentation d’autant plus frappante qu’elle vient après deux films dans lesquels le rapport au lieu avait une importance majeure.

Cette fascinante capacité à représenter un rapport au lieu filtré par la psychologie des personnages n’est bien entendu pas l’exclusivité de Fincher. Mais ce que Fincher a de particulier, du moins depuis Zodiac, c’est de situer cette exploration subjective de l’espace dans une époque bien précise. L’objectivité temporelle du lieu est ainsi représentée à travers l’expérience subjective des personnages. On retrouve cette même préoccupation chez Terrence Malick, par exemple. Les plans fugaces et magnifiques de Days of Heaven sont à l’image des souvenirs doux-amères de la jeune héroïne, à la fois très fidèles à une certaine réalité de l’époque et pourtant teintés d’une mélancolie évidente. La nature de Guadalcanal est perçue à travers le regard des différents soldats de The Thin Red Line. Chez Malick, cette obsession du regard culmine avec l’une des séquences finales de The New World, dans laquelle un indien observe un jardin anglais. Après nous avoir plongé pendant plus de deux heures dans son nouveau monde, Malick parvient à faire ressentir au spectateur l’étrangeté du spectacle de cette nature domestiquée du jardin anglais. Le regard indien est devenu le nôtre le temps d’un film. C’est d’ailleurs l’un des impacts les plus puissants que le cinéma puisse avoir sur le spectateur. Pouvoir prendre, le temps d’une projection, le regard d’un autre pour s’ouvrir au monde ou au contraire éprouver des émotions déjà perçues et se sentir tout d’un coup moins seul.

1 Article écrit pour l’édition DVD du film


23 juin 2013