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Chroniques

Ettore Scola (1931-2016)

par Fabrice Montal

La vie pour cinéma

Ma dernière rencontre avec l’œuvre de Scola aurait dû être la première. Lors du Festival de films restaurés bolonais Il Cinema Ritrovato, en 2014, je l’ai tardivement découvert comme étant l’auteur de scénarii incroyables, à la répartie féroce et à l’humour noir, par lesquels il a émaillé une bonne partie de la révolution italienne du film à sketches des années 1950-1960. Il récidiva d’ailleurs dans le genre, en 1977, avec ses amis Mario Monicelli et Dino Risi pour écrire et réaliser Les Nouveaux Monstres, conçu comme une sorte de prolongation du classique Les Monstres de Risi, réalisé en 1963, et auquel Scola avait collaboré pour le scénario et les dialogues.

En fait, lorsqu’il passe à la réalisation en 1964 avec Parlons femmes, suite à la demande de Vittorio Gassman, il a déjà une dizaine d’années d’écriture pour le cinéma derrière lui. Ce caricaturiste devenu scénariste avait associé son nom à deux des plus populaires vedettes du cinéma comique d’après-guerre, soit Toto et Alberto Sordi, dont les carrières respectives doivent une fière chandelle à la verve imaginative de Scola.

La posture de l’auteur, lorsque l’on analyse ses textes et les sujets qu’il adore aborder, est finalement assez paradoxale. Communiste convaincu, Scola propose des portraits de ridicules inconscients qui rallient les foules et qui font le succès de son cinéma. Au cœur du spectacle de masse, il induit une critique sociale souvent mordante, qui raille les inégalités économiques, la discrimination sociale, la superbe du mâle séducteur contemporain, lorsque ce n’est pas l’acculturation progressive des Italiens avec l’avènement de la société de consommation.

Sa popularité ne cessera de croitre durant les années 1970, non seulement en Italie mais aussi à l’étranger. Au Québec, des sommets sont atteints avec des titres comme Affreux, sales et méchants dont l’humour rappelle le ton satirique de revues comme Mad ou Hara Kiri. Toutefois, ce sont les œuvres en demi-teinte de Scola qui nous nous marqueront de façon plus durable. Nous pensons évidemment à ces comédies dramatiques telle que la fresque Nous nous sommes tant aimés, ou le huis clos magnifique entre Sophia Loren et Marcello Mastroianni, moult fois couronné, Une journée particulière, coproduit en partie au Québec par Claude Fournier et la compagnie Canafox. Pour Une journée particulière, il plonge dans ses souvenirs d’enfance pour nous transmettre à quoi ressemblait une vie environnée par les préceptes du fascisme, où tout ce qui semblait différent (ici, l’homosexualité) devait être laminé. Avec La Terrasse qu’il tourne quelques années plus tard sur le registre des générations militantes fatiguées, il marque clairement son appartenance et son engagement politiques. Choses curieuse, c’est à ce moment que ses personnages vont se mettre à évoluer. Délaissant la jeunesse débonnaire et insouciante des années 1960, il va lentement amener sur le devant de la scène des premiers rôles de plus en plus âgés.

Soulignons également les liens forts du cinéma de Scola avec l’histoire et la culture françaises qu’il a explorées de façon inédite dans des films comme La Nuit de Varenne et Le Bal. On lui doit également Le Voyage du capitaine Fracasse adapté de l’œuvre de Théophile Gauthier. Sans oublier les nombreux comédiens français avec lesquels il a travaillé comme Fanny Ardant, Philippe Noiret, Bernard Blier, Michel Simon, Bernard Giraudeau ou Jean-Louis Barrault.

Dans les années 1980 jusqu’aux années 2000, il produira beaucoup mais son étoile pâlira quelque peu, son œuvre ne rencontrant pas le même enthousiasme qu’auparavant. Ceci dit, même un film mineur de Scola recèlera toujours des moments de grâce inimitables.

L’ouverture de son film La Famiglia nous montre une famille de la Belle époque en train de poser avant qu’un photographe professionnel n’immortalise le portrait d’ensemble par un cliché. Selon moi, la progression dynamique de cette scène résume fort bien l’approche humaniste de ce faux cynique. Brossant plus le portrait d’une société que celui d’une famille, Scola met en scène ces différents individus auxquels on dit de prendre telle ou telle pose mais qui, dès que le photographe a le dos tourné, décident de n’en faire qu’à leur tête et de reprendre une attitude plus naturelle. Au final, ces individus, conscients de la cohérence de l’ensemble, mais volontaires dans leur distance face aux diktats invoqués, nous parlent probablement de l’Italie comme système politique. Ils nous rappellent l’allégorie de Prova d’orchestra de Federico Fellini (grand ami de Scola auquel il consacra un film). Parabole du citoyen qui, bien que vivant en société selon une organisation et des règles qu’il s’est données, choisira toujours la liberté. Le spectacle nous exprime aussi indirectement les vicissitudes de la mise en scène d’ensemble au cinéma, voire du grand fouillis qui finit toujours par fonctionner. Ne serait-ce pas là en fait la signature d’un cinéaste qui a toujours voulu révéler la beauté du chaos de la vie à travers un art si adroitement contrôlé ?


23 janvier 2016