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Chroniques

Féerie d’autrefois

par Robert Lévesque

Ce matin, je me suis levé avec cette question en tête : Proust a-t-il vu Le voyage dans la lune ? La veille, farfouillant dans les programmations, j’avais choisi de vous proposer ce joyau de Méliès (TFO, 7 février, 21 heures) et ma question, pas si saugrenue, mais sans réponse (rien dans l’oeuvre ni les biographies ne le laisse même supposer), me mena à une petite trouvaille absolument sans importance, comme je les aime…

Je m’étais dit que Proust pouvait avoir vu ce film sensationnel ; en 1902, lorsque Georges Méliès le présente le 1er septembre au Théâtre Robert-Houdin, il a 31 ans, il n’habite pas loin, il est assez en santé pour sortir. Et l’on sait, grâce au minutieux biographe George D. Painter, qu’il est à Paris ce jour-là et qu’il quittera la capitale en voiture le 6 septembre (il a donc pu avoir plusieurs occasions d’aller à l’une des séances…) pour y revenir le 7 au soir. Le 3 octobre, il prend le train avec Bertrand de Fénelon pour aller admirer les primitifs flamands aux Pays-Bas. Son éblouissement, cette année-là, c’est Vermeer et non Méliès qui le lui offre, car à La Haye, devant Vue de Delft, ému aux larmes, il découvre « le plus beau tableau du monde » qu’il va (avec la madeleine, le pavé inégal, la sonate de Vinteuil) immortaliser dans son oeuvre en écrivant, dans La prisonnière, la scène de la mort de Bergotte qui s’écroule en regardant le petit pan de mur jaune qui, dans ce paysage de Vermeer exposé au Jeu de paume, correspond au toit que l’on aperçoit à gauche de la seconde tourelle, éclairé par l’éclat du soleil qui perce à travers les nuages…

Il se pourrait que, sans l’évoquer, il ait peut-être vu Le voyage dans la lune, je n’en serais pas surpris, je persiste à le penser, car le petit Marcel en sa première enfance était fasciné par la lune; il demandait pour ses cadeaux de fin d’année ou d’anniversaire des livres sur la lune, sur l’astronomie, et ses parents acquiesçaient à ses désirs avec un plaisir attendri ; lorsque Mme Proust recevait des amies, l’après-midi au salon, il lui arrivait de prier son fils de leur montrer ses livres sur la lune… D’après Painter, qui le relève dans le journal des Goncourt, on sait qu’il avait entre autres bouquins une grammaire illustrée où se trouvait « un dessin représentant la lune avec un nez et une figure hilare ». Eh bien ma foi, voilà la trouvaille, on dirait, moins le missile qui crève l’oeil droit, la représentation en bouille de bonhomme que fait Méliès, dans sa féerie cinématographique, du satellite propre aux imaginations et aux rêves. Qui sait si Méliès (qui n’a que neuf ans de plus que Proust) n’avait pas la même grammaire avec cette lune dotée d’un pif et d’un rictus… ?

Ravi de tomber sur ce détail, je reviens sur terre en me rappelant que, tout de même, Proust n’a jamais raté une occasion de dire qu’il détestait le cinématographe…, il utilise à quelques reprises, péjorativement, l’expression « le défilé cinématographique »…, lui dont le défilé littéraire est demeuré si réticent à toute adaptation au septième art…

Quoiqu’il en soit, le plaisir du cinéphile qui n’aurait pas oublié pas l’enfant qu’il fut demeurera intact devant cette féerie d’autrefois qu’est Le voyage dans la lune. Vous le verrez dans la copie restaurée par Serge Bromberg et Éric Lange (on en voyait une partie dans le Hugo de Scorsese). Sa projection sera suivie du documentaire Le voyage extraordinaire que Bromberg a réalisé en 2011 sur le défi que représentait la restauration de cette bobine légendaire et très amochée, un travail de dix ans. À l’époque, l’une des sensations de cette vue animée était sa longueur, pensez donc, quatorze minutes ! Trente tableaux ! On n’avait jamais vu ça.

Le voyage dans la lune de Georges Méliès


31 janvier 2013