Féminin / Féminin
par Céline Gobert
NOUVELLE VAGUE FEMININE
« Je suis une fille qui vient du court-métrage. Le format court a été mon école donc je pense que j’étais quand même à mes aises », confiait Chloé Robichaud le 17 juin dernier, sous un parapluie, à l’abri d’une pluie battante. Visiblement exténuée mais heureuse, la réalisatrice de Sarah préfère la course était venue présenter, à plus d’une centaine de spectatrices, la première saison de sa web-série Féminin/Féminin composée de huit épisodes mettant en scène une gang de filles lesbiennes dans le Montréal d’aujourd’hui. Face au grand écran, à l’intérieur d’un bar du Village, les rires ont fusé et les applaudissements nourris ont clôturé chaque épisode d’environ dix minutes. L’enthousiasme général a confirmé une chose : l’originalité et la force du cinéma de Chloé Robichaud se déploie dans le laconique, le court, l’incisif.
Cinéma, oui. Car même en format web-série, Chloé Robichaud n’a pas gommé sa patte. Au contraire. C’est dans la brièveté que brillent son écriture-uppercut, ses punchlines et son style sec. Bien davantage que dans les flottements de ses personnages ou dans ses tentatives de construire un caractère sur le long terme. Pour preuve, ce que l’on a retenu de son Sarah préfère la course, un an après sa sortie, ce sont surtout des instantanés (le karaoké, la scène de sexe dans la cuisine), cent fois plus passionnants et émouvants que le reste du film (plus soporifique, plus froid) et qui saisissaient à merveille le décalage, l’incapacité à communiquer et la solitude de son héroïne. Féminin / Féminin, qui s’articule tout entier autour de cette capacité qu’a Robichaud à saisir l’instant, est logiquement une réussite.
Comme dans son court-métrage Chef de meute, Robichaud déploie aussi plus entièrement l’ampleur de son talent une fois le pied dans le registre comique. Un humour pince sans rire et un ton grinçant et décalé, mêlés à une immense tendresse pour ses protagonistes, qui se retrouvent jusque dans sa façon – fixe, immobile – de cadrer ses personnages. Le mélange tragi-comique qui en jaillit, et qui définit si l’on peut dire sa signature et son regard comique, sert avant tout l’obsession de Robichaud : la recherche de la véracité, du réalisme, niché à l’intérieur d’un instant. « On est dans un instant du quotidien et dans cet instant là il y a autant d’intensité que dans un moment plus long de la vie. C’est une écriture en ellipses, donc il a fallu trouver les bons moments, ce que j’avais envie de dire sur ces filles-là, et de le rassembler un peu comme un puzzle» », explique-t-elle.
Si Xavier Dolan est l’un des grands représentants de la jeune relève dramatique du cinéma québécois, c’est dans le cinéma de Chloé Robichaud que le Québec pourrait trouver une parfaite alternative comique, décalée et pleine d’intelligence. Paradoxalement, c’est lorsqu’elles suscitent le rire (gêné, franc ou bien complice) que ses filles émeuvent le plus. Chaque tentative de provoquer l’émotion par l’utilisation simple du drame ne fonctionne pas : quand l’une des héroïnes annonce son cancer à sa compagne, l’émotion reste à distance. En revanche, quand Robichaud croque le drame avec ironie et y insuffle des accents drôles et acérés (cf. la scène de rupture à la fois hilarante et triste entre deux autres filles), elle atteint sa cible : le cœur. L’écriture, surtout, est fabuleuse : elle dégraisse, elle tranche, elle élague. Chloé Robichaud ne garde que l’essentiel, et livre des personnages, exposés en flashs et en dialogues, crédibles et attachants. Considérant les contraintes du court (timing impeccable, peu de temps accordé à chaque personnage), c’est un bel exploit.
Bien qu’ultra référencée (entres autres, on y entend Tegan & Sara, on y croise Arianne Moffatt…), la web-série n’accouche pas pour autant d’un discours militant. « Je voulais quelque chose d’universel même s’il y a des références à des bands lesbiennes ou gay-friendly, c’était important pour moi de le faire. Les lesbiennes vont être contentes de trouver des références, des clins d’oeil … mais c’est une web série ouverte à tous, aux hétéros, hommes, femmes, et ça puise dans la culture populaire de tout le monde », explique Chloé Robichaud. Ceci dit, impossible de ne pas voir dans Féminin / Féminin un acte politique. Outre le titre et l’affiche, qui rappellent le design de celle de Masculin Féminin de Godard, Robichaud partage avec le cinéaste emblématique de la Nouvelle Vague ce désir de capter un zeitgeist générationnel, d’interroger un groupe précis dans le temps, dans son rapport à la sexualité, au couple, à l’avenir. La jeunesse française des années 60 chez Godard. Les lesbiennes montréalaises d’aujourd’hui, âgées de 18 à 40 ans chez Robichaud. A Godard, elle emprunte aussi le procédé du dialogue entre le réalisateur (derrière la caméra) et le protagoniste (via des scènes de faux-documentaire) ainsi que l’idée des encarts qui viennent ponctuer l’action. Pas d’inserts lettrés ici, mais une succession d’images, le plus souvent très drôles, venant méta-illustrer de façon comique (encore une fois!) et cinématographique le texte.
En outre, parce qu’elle fait artistiquement se rejoindre portrait sociétal et portrait en creux de l’auteure, cette saison 1 de Féminin/Féminin se révèle d’ailleurs bien plus stimulante que les shows TV sur le même thème tels The L word ou l’anglais Lip Service. L’art, quel que soit le format, est fascinant lorsqu’il esquisse également l’artiste. Si l’irrévérence de Godard se niche dans chacun de ses films, si la personnalité passionnée de Xavier Dolan transpire de chacune de ses audaces filmiques, il émanait de Chloé Robichaud, ce soir de première, un mystérieux mélange de solitude et de force tranquille ; mélange qui caractérise à la fois Sarah, Clara (de Chef de Meute) et la poignée d’héroïnes de Féminin/Féminin. L’artiste hante chaque bout de pellicule de Féminin / Féminin. Pas de show internet impersonnel ici, la web-série porte la marque Robichaud dans ses entrailles, et c’est ce qui la rend belle. Encore un point commun avec Dolan et Godard : on y sent une folle passion et un amour vrai pour la mise en scène, le cinéma, la réflexion sur l’image.
Enfin, il est important de dire que Robichaud réalise une œuvre davantage dopée au revendicateur-féminin qu’au revendicateur-féministe ; une nuance qui élève le débat (celui autour du féminisme justement) vers d’autres cieux. Sociologiques, cinématographiques. Qu’est-ce qu’être une femme aujourd’hui ? Comment représenter, filmer, analyser la figure féminine à l’écran sans moraliser, sans tomber dans le cliché ? Le cinéma de Robichaud fait alors aussi clairement écho à celui de la française Céline Sciamma (Bande de filles, présenté en ouverture de la Quinzaine cette année, La naissance des pieuvres), partageant avec elle un amour certain pour des personnages imparfaits, en questionnement, sous-représentés. Toutes deux – au-delà de l’exploration commune de thèmes comme l’homosexualité féminine, la différence, la représentation des minorités au cinéma – visent avant tout à rendre visible, et à banaliser, ce qui peut encore être tabou dans la société. C’est ce qu’a fait habilement Sciamma avec son Tomboy, par exemple, en abordant avec pudeur le sujet complexe qu’est le concept d’identité de genre. Avec Féminin / Féminin, Robichaud, poursuit une démarche similaire : faire sauter les clichés sur un univers au mieux méconnu, au pire encore stigmatisé. A l’instar de Sciamma, elle ne fait pas de cinéma sur une communauté, pour une communauté (en l’occurrence celle des lesbiennes), mais apporte sa pierre à un débat, à la fois sociologique, artistique et politique, à une discussion de cinéma sur la Femme en général.
En ce moment, Chloé Robichaud peaufine l’écriture de son prochain long-métrage intitulé Pays et qui parlera … de femmes en politique ! « J’ai aussi d’autres projets que je préfère garder secret mais je vais tourner d’ici la fin de l’année, c’est sûr. Je veux absolument tourner, je m’ennuie ! ». Une chose est sûre: on sera au rendez-vous !
26 juin 2014