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Chroniques

Filmer Stravinsky

par Robert Daudelin

L’OSM ayant récemment mis en ligne deux œuvres de Stravinsky (Petrouchka, Le sacre du printemps) captées lors de la tournée européenne de l’orchestre en 2015, il m’a semblé opportun de revoir le film que Wolf Koenig et Roman Kroitor ont consacré au compositeur en 1966.

Stravinsky, après Glenn Gould On the Record (1959), Glenn Gould Off the Record (1959) et Lonely Boy (1962), clôt la parenthèse musicale du “ candid eye “. Les quatre films sont exceptionnels, leurs héros également : Gould, déjà universellement reconnu comme l’un des maîtres modernes du piano ; Paul Anka, jeune chanteur adulé qui déplace les foules ; Stravinsky, célèbre depuis plus de 50 ans et devenu, comme Picasso pour la peinture, l’image même du compositeur contemporain.

Si les deux films sur Glenn Gould sont relativement sages, ils n’en demeurent pas moins des témoignages uniques sur un musicien hors du commun : il faudra attendre les films de Bruno Monsaingeon (1979-1981) pour compléter ce portrait et les 32 Short Films about Glenn Gould (1993) de François Girard pour faire du pianiste un personnage de fiction – qui doit d’ailleurs beaucoup aux deux films de Koenig et Kroitor.

Lonely Boy, au vu même de son sujet, est plus spectaculaire. De fait, c’est un film qui a trois signataires : Marcel Carrière, ingénieur du son et homme à tout faire s’étant joint à l’équipe. Le film est jubilatoire : ses 26 minutes trop brèves regorgent de moments inoubliables (le baiser au patron du Copacabana, l’entrevue avec le gérant). Agile et rapide, la caméra de Wolf Koenig se faufile partout, au point que Carrière et son micro se font coincer dans son champ1. Les cinéastes passent outre à toutes les règles, filmant le concert nocturne d’Atlantic City avec une pellicule 400 ASA poussée à 1000 ASA qui sera finalement développée par José Ména du Laboratoire Mont-Royal, le laboratoire de l’ONF ayant refusé de le faire. Quant aux « reaction shots » de cette même séquence, les visages en délire des jeunes filles, ils furent éclairés avec une lampe de poche, tout projecteur ayant été interdit à l’équipe.

Moins fantasque que Paul Anka, Igor Stravinsky n’en était pas moins un monstre sacré : le filmer au travail, comme dans son intimité, n’allait pas de soi. Et des difficultés nouvelles se faisaient jour à chaque étape. Ainsi de la séquence d’ouverture à Toronto où le compositeur dirige sa Symphony of Psalms avec la CBC Symphony Orchestra : il faut simultanément enregistrer la musique de façon impeccable (avec l’accord de CBS Records, les producteurs du disque) et les indications verbales de Stravinsky aux musiciens ; Carrière doit donc réaliser deux prises de son de nature très différente. Rendus à New York pour filmer Balanchine répétant un passage d’un ballet de Stravinski, il faut essayer de capter la musique du piano, l’instrument le plus difficile à enregistrer qui soit, alors que les cinéastes doivent se faire oublier des danseurs. Le voyage en bateau entre New York et Hambourg, très « voyage d’agrément » dans le film, se transforma en un cauchemar pour l’équipe : les deux caméras Arriflex insonorisées par l’ONF (des prototypes) s’avérant défaillantes et devant être démontées par Koenig et Carrière dans l’atelier des ingénieurs du transatlantique. Enfin arrivé à Hambourg, Marcel Carrière, à la recherche de souvenirs pour sa famille, achète un jouet d’enfant qui comporte un petit micro qu’il réussit à relier via une radio Grundig au magnétophone et à épingler à la veste de Stravinsky : le micro sans fil venait de naître.

Bien plus que des anecdotes pittoresques, ces histoires de tournage deviennent l’histoire même d’un moment déterminant dans l’histoire du cinéma : une révolution technique était vécue tout bonnement dans le travail quotidien des cinéastes. Ce n’est pas un accident si les films de ces années héroïques du direct – qu’on l’appelle « candid eye » ou « cinéma vérité » – sont toujours aussi vivants : les cinéastes, au son comme à l’image, faisaient intimement partie du film en train de se faire ; Stravinsky saluant l’équipe à la fin d’un plan est justement là pour nous le rappeler.

P.S. Tous ces films sont accessibles sans frais sur le site de l’ONF. La version originale anglaise de Stravinsky fait 49 minutes ; la version française, 27 minutes.

 

1 Koenig, caméraman de son ami Colin Low pour Corral (1954), était célèbre pour avoir arraché la caméra des mains de Georges Dufaux afin de courir derrière l’employé de la Brinks sortant de la banque dans The Days Before Christmas (1958), un plan Steadicam avant la lettre.


11 juin 2020