Fraction
par Gérard Grugeau
RETOUR VERS LE FUTUR
En 2012, au plus fort du printemps érable, quelques 200 000 personnes défilaient à Montréal chaque 22 du mois, prenant littéralement possession de la rue pour soutenir la lutte des étudiants en faveur d’un meilleur accès à l’éducation. Dans les faits, cette grande mobilisation citoyenne était l’expression d’un mouvement social et politique beaucoup plus large qui appelait de ses vœux un nouveau vivre-ensemble. Bien sûr, tout le monde sait ce qui est advenu de cette utopie en action très vite instrumentalisée et sanctionnée par le cirque électoral. Aujourd’hui, quatre ans plus tard, l’installation Fraction présentée par le groupe Épopée dans la salle Norman McLaren de la Cinémathèque québécoise remonte aux barricades avec le recul nécessaire pour prendre la mesure de ce qu’il reste de cet élan vers un devenir autre, révolutionnaire. Et pour recueillir les propos de ceux et celles qui, luttant en première ligne, ont souvent fait les frais de la répression policière et de la violence étatique.
De prime abord, le dispositif de l’installation intrigue avec ses 3 écrans, dont deux disposés dos à dos. En entrant, le spectateur se retrouve face aux images d’Insurgence tournées durant les évènements et projetées depuis devant public à de très rares occasions, notamment au Festival du nouveau cinéma à l’automne 2012 et, par la suite, sur le campus de l’université Concordia ainsi qu’à New York et dans divers forums universitaires européens. Ces images orphelines, montées et délestées de tout commentaire d’auteur (on pense bien évidemment au désir d’anonymat du Godard d’après 1968 et à la constitution du groupe Dziga-Vertov), sont l’œuvre du collectif Épopée, groupe d’action en cinéma, qui suit sur plusieurs fronts les militants investissant la ville et bientôt confrontés aux barrages des forces de l’ordre. On a beaucoup écrit sur cette coulée d’images brutes, ce travail sur la « multitude » de corps en mouvement se déployant par agrégats dans l’espace public. Multitude de flux d’énergie dans lesquels le spectateur se retrouve immergé et seul avec ses perceptions, coupé de toute possibilité d’identification et de soumission aux codes rassurants du spectaculaire.
Oeuvre radicale à « l’opacité offensive », objet résolument politique et réfractaire à toute catégorisation, Insurgence se tient, selon les termes de Sylvano Santini 1, à « l’extrême frontière du documentaire », là où la forme s’efface derrière une ascèse, une épure que le collectif associe au concept esthétique de « l’inframince » défini jadis par Marcel Duchamp. Déroutante dans un premier temps (lors de notre réception initiale du film en 2012) 2, cette approche par soustractions à la frontière du possible et du devenir prend aujourd’hui tout son sens, révélant une intensité peu commune au fil des séquences où le visiteur est amené peu à peu à faire corps avec des images objectivant sa propre expérience. Expérience qui passe aussi par la transmission pour peu qu’il ait participé d’une façon ou d’une autre à l’une de ces grandes marches de contestation à travers les quartiers de Montréal.
Si nous traversons en quelque sorte ce flux d’images qui nous intègre et nous associe à une expérience collective, nous nous retrouvons face au deuxième écran sur lequel est projeté le volet Rupture. Un volet constitué d’entretiens avec des militants et des militantes blessés lors des grèves de 2012 et 2015, et criminalisés après-coup dans le cas de plusieurs. Une trentaine de jeunes – francophones et anglophones, hommes et femmes à parts à peu près égales – témoignent ainsi à l’écran, figures à la fois fortes et fragilisées de la résistance, filmées sur fond blanc face à la caméra. Là encore, dépouillement extrême de la forme qui, dans le cas présent, expose à nu une multiplicité d’expériences vécues, passant par l’expression d’une pensée et d’une parole anarchistes toujours vivantes, mise l’une et l’autre en valeur par la simplicité du dispositif frontal.
L’heure est aux bilans et à l’identification des points de rupture : perte de confiance dans l’État, les corps policiers et les médias trop souvent complices du pouvoir politique ; volonté de division du gouvernement qui individualise le combat en judiciarisant les personnes arrêtées sur le terrain, rejet de la démocratie participative et de la mascarade électorale ; mais aussi analyse rétrospective des forces et des faiblesses du mouvement lui-même : contradictions internes, fractures politiques (l’ASSE et Gabriel Nadeau Dubois se dissociant des actions de certains militants dans le métro), tensions entre les groupes d’activistes, prise de conscience de l’importance de la représentation de la grève dans l’imaginaire collectif, des structures de domination larvées (racisme, machisme), des limites de la participation directe et des acquis du féminisme, constat du manque d’espaces de réflexion et de partage pour accompagner la lutte. Au fil de ces multiples témoignages, dont celui du jeune homme qui a perdu un œil lors des affrontements de Victoriaville, se dessine le portrait d’une génération lucide et rebelle à l’égard d’une société sourde à ses revendications et rêvant, pour la plupart, à l’avènement d’un chaos généralisé qui viendrait sonner le glas d’un capitalisme rendu à bout de course et empêtré dans sa propre logique mortifère.
Parfois, en arrière-plan de ces témoignages se succédant en boucle, nous parvient la bande sonore d’Insurgence faisant écho aux voix de cette jeunesse qui, au-delà des blessures et des échecs assumés, réaffirme avec force la légitimité de son action et la ferveur de son engagement. Les sons directs de l’expérience collective de la rue prolongent alors l’image fixe du témoignage individuel, réinstaurant un continuum entre le dedans et le dehors, entre l’intime et le monde, et renforçant par la même occasion l’idée d’une communauté victorieuse portée par une unité retrouvée.
Derrière le visiteur, sur le troisième écran situé au fond de la salle, défilent par intermittences les séquences de Contrepoint qui reconduisent les sons de 2012 en mettant en scène quelques-uns des musiciens présents dans Insurgence. Chacun y allant de sa partition improvisée à partir des slogans de la foule d’hier vient ici ponctuer avec son instrument les paroles des participants de Rupture. L’espace démultiplié de la salle McLaren se transforme alors en une immense caisse de résonance qui abolit les temporalités à la faveur d’un présent lesté de son passé, mais déjà porteur des germes de l’avenir. Épiphanie de cette partie musicale : une jeune femme lit une lettre à sa mère dans ce « Québec en guerre », l’adjoignant de sortir du déni et d’appuyer sa lutte : « Maman, c’est à toi de me dire : Tiens-toi droite… Je te demande de te demander. (…) Élevons-nous vers le haut ». Instant poignant d’un appel à la solidarité intergénérationnelle et à la fin de l’aliénation collective pour une société encore colonisée.
À la faveur de tous les parcours qu’elle trace et qui la traversent, l’installation Fraction nourrit la réflexion sur les cendres encore chaudes de notre histoire commune en relayant une parole insurrectionnelle désireuse d’abattre toutes les structures d’oppression. Une parole qui, comme le formule l’un des participants, a touché à « la diversité des mouvements » et y a vu « une richesse inspirante » pour l’avenir. Surnagent en bout de ligne les idées d’égalité, de communauté et de travail commun vers un idéal révolutionnaire d’où pourrait émerger une société meilleure. Prenant en charge cette parole, Fraction tente par son dispositif à trois dimensions d’oeuvrer entre pour ouvrir un nouveau champ des possibles, mettre en lumière un faisceau de virtualités, établir des relations d’intensité. Là réside toute la pertinence du travail du groupe Épopée qui, par le biais de cette installation stimulante, réactive les potentialités du voir et du agir ensemble.
FRACTION – groupe Épopée
« Une expérience collective du regard » à la Cinémathèque québécoise, jusqu’au 30 octobre 2016
1. Sylvano Santini : Art et politique de l’imperceptible dans Insurgence, numéro hors-série de la revue Spirale, 2013, p. 83 à 85.
2. Voir notre texte paru dans le blogue de 24 images en décembre 2013 à l’adresse suivante.
5 octobre 2016