Je m'abonne
Chroniques

Français, encore un effort !

par Robert Lévesque

Une feuille qui semble venir de l’âge des ronéos circule dans les cafés de la république du Plateau, et à la Boîte noire où je l’ai ramassée. Un doctorant en études cinématographiques, une licenciée en histoire et une documentaliste en cinéma lancent un appel aux Français, leurs compatriotes expatriés qui pullulent dans la vieille ville où Miron est mort. Êtes-vous nostalgiques du cinéma de votre jeunesse ?, qu’on leur demande. C’est une question qui s’adresse donc aux vieillards, à ceux qui, comme on le mentionne, fréquentaient assidument les salles de Paris et des villes de province avant l’arrivée de la télévision couleur en 1967.

Les accrocs du samedi soir à la sensualité de Martine Carol et à la luminosité de Gérard Philipe, et les ados qui découvraient le jeudi les fesses de Bardot en exclusivité

Sur la feuille recto verso, des photos en noir et blanc, l’une du Champo (le Champollion) de la rue des Écoles où le film à l’affiche est Jeux interdits de René Clément, avec Georges Poujouly et la petite Brigitte Fossey,  et là on est donc en 1951 ; dans la queue qui fait toute la rue en légère pente, on peut voir les gens qui vont tantôt laisser aller une larme quand la petite Paulette sur la route de l’exode va voir mourir ses parents, et surtout son cher petit chiot ; ces gens-là, ils ont tous 64 ans de plus aujourd’hui sur leurs pattes, les plus jeunes sont octogénaires maintenant. Répondront-ils à l’appel ?

Une autre photo et c’est le Gaumont Palace la semaine où l’on y présentait en primeur Le Docteur Jivago, en façade la grande photo agrandie, retouchée, iconique d’Omar Sharif avec Julie Christie ; on est en 1965 et dans huit ans « le plus grand cinéma du monde », construit en 1899 (l’année où Méliès tourne L’Affaire Dreyfus et que Ferdinand Zecca à la demande de Pathé signe un film sonore, Le muet mélomane), sera démoli, on y construira un Castorama qui est toujours là… Georges Perec dans Je me souviens : « Je me souviens des attractions qu’il y avait au Gaumont-Palace. Je me souviens aussi du Gaumont-Palace ».

Autre photo, la devanture (alors d’aspect moderne, rectangulaire, métallique, installée en 1955) du LIBERTÉ, rue de Lyon ; une Ford Edsel modèle 1958 est stationnée devant ; on y présente La Grande évasion, non pas celle de Walsh scénario Huston avec Bogart et Ida Lupino (dont le titre original était High Sierra), mais celle de John Sturges avec que des mecs qui se sauvent d’un stalag, Steve McQueen, Bronson, Coburn… On est alors en 1963. Une soirée au cinéma, c’était encore une sortie à caractère sacré du fait de son programme en exclusivité.

Aujourd’hui, les salles se vident, dit-on, et c’est vrai, je le constate à chaque fois que je vais à l’Ex-Centris qui a tout du hall de gare un jour de grève des cheminots. Voilà ce que le doctorant, la licenciée et la documentaliste écrivent sur leur feuille volante destinée aux vieux Français qui seraient nostalgiques : « Aujourd’hui, les films sont plus que jamais à portée de main avec Internet qui rend la télévision et le magnétoscope désuets. La consommation de films que font vos petits-enfants sur leur gadget électronique n’a pas du tout cette dimension de rituel événementiel qu’avait la salle de cinéma ».

Ah les salles d’antan, les programmes doubles (un western, une romance – un film de guerre, une comédie musicale), ah les cinémas où l’on pouvait en griller une pendant la projection (il y avait des cendriers au revers des fauteuils), ah les affiches aguicheuses où c’était le meilleur moyen d’aller entamer un flirt, ah les ruptures bénéfiques pour cause de radicale divergence d’opinion devant un Antonioni ou un Bergman (l’un est ému, l’autre énervé), ah les esquimaux (comme ils disaient), ah les ouvreuses qui vous tendaient la main d’autorité…

Dans la requête, on a pensé aussi aux provinciaux : « Et si vous avez grandi dans un petit village, vous avez aussi connu le phénomène de l’unique salle de projection devenant le lieu de rassemblement d’une messe du samedi soir ».

N’ayez crainte, on ne vous disputera pas rétrospectivement : « Après tout, vous aviez raison d’avoir fait l’école buissonnière tous ces après-midi pour préférer les salles obscures. »

Bref, Français, encore un effort… pour être les historiens des salles d’antan ! Des repères de la cinéphilie !

Pour le recrutement : agedorcinema@gmail.com

 


8 janvier 2015