Gabrielle préfère chanter
par Bruno Dequen
Avec comme cerise sur le gâteau l’annonce récente de son statut de candidat national pour les prochains Oscars, Gabrielle, dans la lignée d’Incendies et de Monsieur Lazhar, s’affirme comme un nouveau coup de maître de la part de la maison de production micro_scope. Même notre critique de la semaine dernière déclare qu’il s’agit d’un de ces rares films capables de rallier la critique et le public. Or, bien que d’un strict point de vue industriel, la feuille de route de micro_scope soit irréprochable, Gabrielle marque pourtant l’aboutissement d’une vision de cinéma bien plus problématique et paradoxale que ce que l’unanimité entourant ce(s) film(s) laisse paraître. Car depuis 2010, plusieurs productions micro_scope ont progressivement éliminé toute singularité de regard au profit d’univers lisses, carburant à un vague humanisme bien pensant, et fonctionnant presque exclusivement sur la mise en scène de séquences à forte teneur émotionnelle. Malgré une volonté affichée d’aborder de grands sujets de notre époque (guerre civile, immigration, suicide, maladie mentale), leurs films n’aboutissent souvent qu’à une simplification extrême de la complexité du monde, réduite à un contre-champ émouvant immédiatement compréhensible. La quintessence d’un certain cinéma universel ? Peut-être. Mais une telle constatation n’empêche pas que ce cinéma puisse être remis en question. À des fins de concision, deux films en particulier seront observés. Que nous disent donc Monsieur Lazhar et Gabrielle ?
Le paradoxe micro_scope s’affirme tout d’abord au niveau des univers représentés. Gabrielle, tout comme Monsieur Lazhar, utilise une mise en scène totalement naturaliste et neutre. Aucun excès, aucun cadrage original, aucune rupture de ton impromptue. C’est propre, lisse et sans véritable regard singulier, sinon une empathie de rigueur envers tous les personnages. La direction d’acteurs est toujours irréprochable et la direction photo cherche avant tout à se faire oublier. Cet effet de naturalisme est décuplé dans le cas de Gabrielle par l’utilisation, en partie, d’acteurs non-professionnels, d’une actrice principale conservant son véritable nom et d’un véritable évènement culturel.
Or, le naturalisme généré par de telles mises en scène entre en conflit avec les récits proposés, qui carburent, volontairement ou pas, à une idéalisation excessive du monde. Même un conte de fée comporte plus de personnages troubles que Gabrielle, qui nous présente une jeune femme enjouée épaulée par une famille formidable, un chum sensible, un prof de piano gentil et un Robert Charlebois ému. Il n’y a même pas une infime zone d’ombre dans le monde merveilleux de Louise Archambault. Certes, l’objectif avoué de la cinéaste est de lancer un grand cri d’amour et d’empathie vers toutes les personnes atteintes de déficience en évitant à tout prix de stigmatiser les syndromes affectant ses acteurs/personnages. Or, n’est-il pas fortement paradoxal d’essayer de prôner l’acceptation de la différence en niant par tous les moyens la singularité même de son héroïne ? La maladie mentale n’est qu’effleurée (et purement décorative pour les personnages secondaires), la vie intérieure de Gabrielle n’est limitée qu’à un amour de la musique et de son cher Martin. Même la sexualité est un enjeu balayé du revers de la main au moyen d’une scène d’amour sans la moindre anicroche.
Ce refus de plonger au cœur des enjeux pourtant évidents proposés par la prémisse du film est similaire à la démarche de Philippe Falardeau dans Monsieur Lazhar. Dans ce film, le jeune garçon traumatisé – et tout le reste de la classe – est rapidement mis en arrière-plan pour faire toute la place à la relation entre un professeur fantastique descendu du paradis de l’enseignement et une jeune fille, mignonne première de classe lumineuse et surdouée. Après 15 minutes, on oublie même que le film débutait sur un suicide.
Cette stratégie de l’évitement du sujet et de l’idéalisation du monde, relativement commune à tout bon feel-good movie, ne serait pas problématique si ces films ne prenaient pas pour point de départ des situations aux enjeux si importants. Que nous disent ces films sur l’immigration, le traumatisme des jeunes, la maladie mentale ou même le trouble d’un premier amour ? Pas grand chose finalement, sinon que tous ces sujets sont très émouvants. Toute profondeur narrative, tout questionnement par rapport au monde, est totalement évacué de ces univers au profit de courts moments d’émotion rassembleurs. Qu’il s’agisse de la beauté du chant choral dans Gabrielle ou de la séquence de pleurs collectifs dans Monsieur Lazhar, il n’y a rien qu’une petite dose d’émotion ne puisse régler. Dans Gabrielle, cette démarche frise même le ridicule, puisque le film se conclue littéralement sur la performance réelle de la chorale, à la manière d’une émission de téléréalité de type star académie. Aucun épilogue, aucun retour sur les personnages. Seule l’émotion universelle produite par la musique semble suffire à la cinéaste. Pourquoi développer un personnage lorsqu’on a une belle performance de Charlebois ?
Or, c’est bien là la clé de ce cinéma et l’une des raisons de son succès à l’étranger (en particulier aux Oscars). En exposant clairement la présence d’enjeux majeurs, ces films affirment leur importance et leur sérieux. Une fois cette impression établie, ne reste plus qu’à éviter à tout prix de plonger au cœur de la complexité de ces prémisses. Non seulement cette stratégie leur évite toute forme de débat ou de controverse, mais l’unanimité des réactions est ultimement renforcée par une mise en valeur de séquences d’émotion brute universelle. Ajoutons à cela un style de réalisation professionnel relativement anonyme et interchangeable, et le tour est joué ! Bienvenue dans le cinéma de qualité international. Un cinéma compréhensible par tous, qui effleure des sujets sensibles sans jamais s’y frotter réellement, et qui évite tout questionnement réel au profit d’une quête de l’émotion. Est-ce à dire que tout ce pan du cinéma contemporain, qui compose chaque année la cohorte annuelle des postulants à l’Oscar du meilleur film étranger, est à jeter ? Certainement pas. Quoi qu’on puisse penser d’Incendies, il s’agissait d’un film qui n’avait pas peur de nous confronter à des personnages complexes et déchirés. Dans le cas d’Une Séparation, de l’iranien Asghar Farhadi, oscarisé en 2012, une structure narrative aussi précise que manipulatrice nous forçait à redéfinir constamment notre point de vue sur les protagonistes. Certes, l’absence de réelle singularité dans la mise en scène continue de faire de ces films de parfaites cartes de visite. Mais il semble que la quête d’un universalisme neutre est en train de prendre le pas sur toute autre considération. Un universalisme hérité de la publicité.
Bien plus que chez Denis Villeneuve, à qui plusieurs critiques pouvaient reprocher son goût pour un certain style visuel publicitaire, c’est dans Gabrielle et Monsieur Lazhar qu’on retrouve l’essence absolue de la pub : cette capacité de produire de courtes scènes émotives fondée sur la représentation d’émotions primaires. Lorsque ces scènes sont précédées ou suivies d’un récit prenant le monde à bras le corps, elles peuvent être sublimes. Ici, elles ne sont rien de plus que l’équivalent cinématographique de nos pubs de lait.
27 septembre 2013