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Chroniques

Gide et le cinoche

par Robert Lévesque

Plongé dans la lecture des entretiens qu’accorda la fille du contemporain capital de l’entre-deux-guerres, entretiens enregistrés dans les années 2002 et 2003 (Catherine Gide avait 80 ans, elle est morte le 20 avril 2013) pour un documentaire non encore distribué de Jean-Pierre Prévost (André Gide : un petit air de famille), je suis tombé, amusé, sur une excentricité, enfin une maniaquerie parmi d’autres, qui faisait que le romancier de L’Immoraliste et de Les faux-Monnayeurs tenait systématiquement à s’asseoir au huitième rang dans les salles de cinéma où il l’emmenait parfois…

Écoutons-là décrire le comportement de son papa : « Il adorait aller au cinéma. Ce qui est ennuyeux, c’est que jamais on n’a vu un début de séance. Il voulait aller au cinéma, ça le prenait comme ça. On attrapait les films par leur milieu. Je trouvais ça un petit peu triste. J’ai horreur de ça. Et puis son côté bizarre faisait que si c’était en semaine, il disait au chauffeur de taxi : « Vous vous arrêtez au 3, rue Washington », parce qu’il n’osait pas dire qu’il allait au cinéma qui était au 15. Mais le chauffeur de taxi s’en foutait éperdument. Mon père ne voulait pas avoir l’air de se distraire alors que d’autres travaillaient. Il avait de petites manies ! Probablement qu’il se trouvait bien au huitième rang. Il était capable, en pleine séance, de déranger une rangée entière et puis s’il s’apercevait qu’on était au neuvième rang, eh bien on recommençait au huitième ».

Maniaquerie parmi d’autres, ai-je écrit. Il me revient un épisode de son enfance, que rapporte le biographe Claude Martin (Fayard, tome 1, 1998), l’histoire de la bille, signe avant-coureur de son absolue curiosité. D’après la bonne de sa grand-mère d’Uzès, le père de Gide avait, quand il était enfant, glissé une bille au fond d’un trou dans la porte de la resserre de la salle à manger. Ce trou avait la largeur d’un petit doigt et, au fond, le jeune André Gide apercevait, hors d’atteinte, quelque chose de rond, de gris, de lisse qui l’intriguait fort. Un an plus tard, revenant à Uzès, il s’était exprès laissé croître démesurément l’ongle de son petit doigt et il put ainsi aisément extraire la chose mystérieuse…, une simple bille qui, dès lors, l’indifféra…

Gide et le cinéma, évidemment, ce ne fut pas le pactole, ses romans attiques n’étant pas de nature à impressionner de la pellicule (Bernanos eut plus de pot). Né quelques décennies avant l’invention des frères Lumière, cet art nouveau n’allait pas faire partie de sa panoplie et, si ce n’est l’adaptation de La symphonie pastorale tournée par Jean Delannoy en 1946 avec la jeune Michèle Morgan jouant une aveugle qui éblouit tout son entourage et pousse un pasteur à l’adultère, on ne trouverait pas grand-chose pour une rétrospective. Je signale cependant qu’il y eut au Japon, en 1937, une première Symphonie pastorale, celle de Satsuo Yamamoto dont c’était le tout premier film. L’actrice Setsuko Hara, qui jouait la belle aveugle, tournera plus tard pour Yasujiro Ozu et fera le coup à la Garbo, arrêtant tout à la mort d’Ozu en 1963 (elle ne serait pas morte, semble-t-il).

Le cinéma pour Gide avait un nom, un corps, celui de Marc Allégret, cet enfant de son précepteur qu’il avait vu grandir, dont il fut le tonton et plus tard l’amoureux fou. Gide se faufilera sur les plateaux de tournage de son cher Marc et ceux d’Yves Allégret, le frérot. Catherine Gide rappelle à quel point Marc Allégret était beau, toujours entouré de filles ravissantes ; il la fournissait en magazines de cinéma, où elle admirait les photos de Jean Harlow, de Mirna Loy… Le cinéaste de Lac aux dames et de Les amants terribles, de Félicie Nanteuil et d’une Maria Chapdelaine post-Carné, fut pour Gide, de l’avis de Michel Cournot, la première et la seule passion absolue de sa vie.

On peut voir Gide, le Gide de 56 ans, dans Le voyage au Congo, ce journal-documentaire de Marc Allégret qui, à 25 ans, suivit l’écrivain dans l’Afrique-Équatoriale française et le Congo belge. Le colonialisme alors, en 1925, est en effervescence, si l’on peut dire, et Gide qui inspire et commente ce film en fait un document critique qui fera de ce périple un voyage célèbre, dont il tirera un ouvrage en 1927. Aux yeux des autres, sauf des intimes, Marc Allégret était le secrétaire de Gide. Mais Marc était hétérosexuel, c’était la souffrance de Gide. Il devait jouer le collègue professionnel après avoir été le tonton des squares de Paris et du Jardin des plantes où lui et le petit Marc allaient manger des glaces et puis jouer aux dominos…

Je retrouve ceci dans l’ouvrage que les beaux-frères Bardèche et Brasillach consacrèrent au cinéma muet et qui parut en 1935 (avant qu’ils rejoignent les rangs de la collaboration avec les Allemands et que Brasillach soit in fine exécuté) : On dit, lisons-nous même avec un peu de stupeur dans les journaux de 1914, que le nouveau roman de M. André Gide, Les caves du Vatican, serait adapté à l’écran (Il n’en a d’ailleurs rien été).

Allez, je retourne aux entretiens de l’enfant de Gide (on connaît l’histoire : Élisabeth Van Rysselberghe, la fille de la Petite Dame, voulait un enfant, Marc Allégret n’était pas disponible, Gide se sacrifia et tint la chose secrète jusqu’à la mort de Madeleine, sa femme demeurée vierge, puis il joua plus ou moins au papa arrivant en retard au cinéma et qui, chiche, n’achetait pas d’esquimaux).

Dernière remarque au sujet de Gide et le cinoche. Trois ans après sa mort, on monta à Broadway une adaptation de son roman autobiographique L’Immoraliste dans lequel un archéologue en lune de miel avec sa femme à Biskra en Algérie se laisse séduire par un jeune serviteur arabe. Ce rôle de Bachir était tenu par un inconnu que l’on remarqua : James Dean.

Ciao.
Catherine Gide, Entretiens 2002-2002, Cahiers de la NRF, Gallimard, 2009.


31 octobre 2013