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Chroniques

Grierson, l’Empire Marketing Board et la GPO Film Unit: quand le cinéma défie le réel

par Louis-Jean Decazes

Quand le cinéma défie le réel

Dans le cadre de la section « Archive films » de sa plateforme BFI Player, le British Film Institute diffuse régulièrement des pépites méconnues du patrimoine cinématographique, pour la plupart issues des vastes collections de la National Film and Television Archive1. Récemment, le site s’est enrichi de perles rares – inédites, quant à certaines – puisées dans les catalogues de l’Empire Marketing Board et de la General Post Office (GPO)2.

Mais qu’étaient donc ces deux organismes ?

D’abord, un peu d’histoire. Nous sommes en 1926. Le Royaume-Uni, affaibli sur tous les plans à l’issue de la Grande Guerre, cherche par tous les moyens à relancer son économie. Le secrétaire d’État aux colonies d’alors, Leo Amary, met ainsi en place un système de commercialisation administré : l’Empire Marketing Board. Ce dispositif vise à inscrire l’ensemble des colonies, dominions, protectorats et autres territoires sous tutelle brittanique dans une dynamique d’échange. Voyant d’un mauvais œil Washington devenir l’acteur dominant du commerce international, l’Empire britannique espère, grâce à cette initiative, redonner au marché « national » son lustre d’antan en instaurant des mesures protectionnistes efficaces. La règle de la préférence impériale est de ce fait appliquée en vue d’inciter les citoyens à consommer « local ».

L’Empire Marketing Board déploie son image de marque sur l’ensemble de l’espace impérial à grand renfort de campagnes promotionnelles, d’expositions ambulantes, de shopping weeks et de visites scolaires. Mais la plus fructueuse de ses opérations demeure sans conteste son service cinématographique dirigé par John Grierson, futur fondateur de l’Office national du film du Canada. Alors consultant pour Paramount Pictures, ce dernier se voit confier la tâche de réaliser des documentaires – ou d’en superviser la fabrication, dans le cas où il n’en serait pas l’auteur – destinés à lever le voile derrière lequel s’abrite la production alimentaire et à vanter les mérites des produits « nationaux ». Longtemps soustraits au regard des Britanniques du fait de l’hégémonie américaine, ceux-ci se voient désormais donnés un important coup de projecteur. Mais ces films, qui ne devaient être au départ que de simples outils de marchandage, vont peu à peu se transformer en documentaires de création posant un regard singulier sur la fabrication des aliments. Grierson et ses collègues emplissent leurs œuvres de fulgurances imagières, érigeant ainsi en échappées poétiques des productions a priori strictement informatives.

L’Empire Marketing Board engendre un temps des retombées économiques mirobolantes pour l’Empire britannique, qui se voit à nouveau hissé au rang de puissance économique mondiale. Mais l’entreprise de Leo Amary ne tarde pas à perdre en influence, et est finalement dissoute en 1933. Sa mise à terme soudaine est perçue comme la conséquence de l’incapacité de ses meneurs à défendre et à incarner l’idée d’un « souverainisme impérial ». Quelque temps après, Sir Stephen Tallents, ancien secrétaire de l’EMB, se voit proposer une offre d’emploi à la General Post Office (système postal de l’État). Il fixe comme condition d’acceptation à ce poste que les film officers du « marketing board » déchu soient transférés à son nouveau lieu de travail. C’est alors que naît la GPO Film Unit, un service de production cinématographique dont le mandat est de présenter les bienfaits de l’activité au travail. Le gouvernement espère ainsi redonner au peuple le goût de travailler, lui qui souffre encore des affres de la Grande Dépression.

John Grierson, renconduit au statut de chef de file, organise régulièrement des réunions au Blackheath Art Studio où il rassemble des réalisateurs qu’il convie à rejoindre la troupe. S’y rencontrent autant des futurs grands noms du documentaire tels que Humphrey Jennings, Stuart Legg, Evelyn Spice et Lawrence Cherry3 que de l’animation expérimentale comme Len Lye ou Norman McLaren. Les membres de cette équipe, dont certains suivront Grierson à l’ONF, opèrent dans un cadre de travail dynamique et productif qui leur permet de tourner quatre à huit films par an. La GPO Film Unit reste très active jusqu’en 1940, année de son rachat par le ministère de l’Information4.

De ces aventures collectives, une nouvelle école cinématographique voit le jour : le Documentary Film Movement. On trouve dans la sélection proposée par le BFI tous les ingrédients du succès des productions issues de ce courant : lyrisme échevelé, démarche oscillant entre esthétisme et didactisme, omniprésence de la voix off (lorsqu’il s’agit de films parlants), place centrale accordée aux travailleurs et sujets assujetis aux intérêts du gouvernement. Des codes que les cinéastes du « Free Cinema » (Anderson, Reisz, Richardson…) prendront plus tard un malin plaisir à briser…

Coal Face de Alberto Cavalcanti (1935)


UNE CERTAINE ID
ÉE DU CINÉMA DOCUMENTAIRE

C’est dans un article paru en 1929 dans The Clarion que John Grierson pose les principes fondateurs de qu’il appelle le « documentaire » (terme inemployé à l’époque). Selon lui, le cinéma, en plus de trouver son essence dans l’observation, a la capacité de s’ouvrir au monde réel en employant comme « acteurs » des gens ordinaires, et non des comédiens professionnels. Le résultat obtenu gagne ainsi en finesse et se voit affranchi de la facticité du jeu dramatique. Admirateur des films de prévention sanitaire des « années grippe espagnole »5, il tire la conclusion – exagérément subjective – que le cinéma du réel doit promouvoir des vertus éducatives, tout en se soumettant à la cause publique et aux idéaux étatiques. Fort de son expérience dans le domaine de la critique (il écrivit quelques années au New York Sun), Grierson expose dans ce texte le noyau dur de son « idée documentaire », qu’il développera ultérieurement dans ses First Principles of Documentary (1932).

Le travail de Robert Flaherty eut une influence majeure sur celui de John Grierson. C’est du reste dans une critique de Moana (1926) que ce dernier emploie pour la première fois le terme « documentaire ». Les deux cinéastes tendent invariablement au même dessein, celui de dramatiser le réel, de le mettre en scène et ainsi de le déformer. Ils finiront par collaborer ensemble sur Industrial Britain (1933) et L’Homme d’Aran (1934), deux films signés par Flaherty sur lesquels Grierson œuvre à titre de conseiller créatif. Ce dernier voue également un culte sans borne aux films issus de l’école soviétique, dont il assure un temps la distribution sur le sol américain. Toutefois, cette admiration ne s’étend pas aux symphonies urbaines de Walter Ruttman et de Dziga Vertov, qu’il juge superficielles et dénuées de toute consistance. Bien qu’il lui trouve certaines qualités (au niveau technique, notamment), il n’hésite pas à qualifier Berlin, symphonie d’une grande ville (1927) – porte-étendard des city simphonies – de film oiseux. Pire que cela : il affirme que le magnum opus de Ruttman va a l’encontre de la notion même de documentaire qui, selon lui, s’enracine dans le « traitement créatif de l’actualité ». Autrement dit, il reproche au film de n’être qu’un ramassis d’images esthétisantes et de ne porter aucun regard sur le monde contemporain6. Or, l’équilibre entre ces deux démarches est précisément au cœur de sa conception du cinéma documentaire.

C’est dans l’optique de matérialiser sa vision que Grierson, accompagné de son caméraman Basil Emmet, part tourner Drifters (1929), son unique long métrage, au beau milieu de la mer du Nord. Le film dépeint, par touches impressionnistes, le quotidien de pêcheurs écossais, du départ du domicile à la mise en marché des récoltes. En signant cette fresque maritime sur la pêche au hareng – pratique fort appréciée par ses supérieurs pour sa rentabilité –, Grierson compte accroître sa réputation au sein de l’Empire Marketing Board, où sa notoriété demeure faible pour le moment.

D’emblée, un constat s’impose : Drifters formule avec Industrial Britain de Robert Flaherty (une plongée dans le monde de l’artisanat à l’ère mécanique) de très proches échos. Les deux films manifestent un fort enracinement dans la tradition romantique, ainsi que la même propension à ennoblir l’ouvrier. À la différence toutefois de son homologue américain, Grierson n’a pas recours à ces procédés en vue de souligner les capacités individuelles de ceux dont il brosse le portrait, mais plutôt pour vanter les bienfaits du travail collectif. Le cinéaste tend aussi à exalter l’imaginaire maritime de la mer du Nord : surimpressions, ralentis, montage fragmenté… tous les procédés de manipulation de l’image sont convoqués pour célébrer la richesse de ce cadre idyllique. Soucieux de révéler le « merveilleux né du réel » (pour reprendre une expression chère à Henri Langlois), Grierson opte pour une approche stylistique mariant l’ethnographie à la féérie, s’appuyant ainsi sur une démarche analogue à celle mise en œuvre par Jean Epstein dans la part bretonne de sa filmographie.

On peut cependant émettre quelques réserves quant à l’idéalisation, voire la déification (et ce n’est pas une hyperbole !), que fait Grierson des marins dont il relate les activités. Son refus de s’ériger en porte-voix de la lutte syndicale ne l’empêche pas de se livrer à une héroïsation obtuse de l’homme au travail. Le cinéaste décèle chez le prolétariat – à tort ou à raison, cela peut se discuter – une envie manifeste de se servir du cinéma pour sensibiliser un vaste auditoire à sa cause. Il offre ainsi aux plus démunis un moyen d’expression artistique. Mais il lui arrive souvent – dans Drifters comme dans l’ensemble de son œuvre – d’instrumentaliser cette noble action pour des motifs peu reluisants. Car en plus d’ignorer leurs aspirations politiques, Grierson réduit les travailleurs à l’état de « bons à produire ». De surcroît, les prolétaires forment dans son cinéma un grand bloc monolithique où aucune individualité n’est possible. Il leur est difficile, du fait de cette essentialisation, d’exister en tant qu’individus et personnes à part entière.

Song of Ceylan de Basil Wright (1934)

EXTENSION DU DOMAINE DE LA LUTTE

Le modèle griersonien va réellement connaître son apogée lors de l’émergence de la GPO Film Unit, grâce notamment au travail de deux de ses employés : Alberto Cavalcanti et Basil Wright. Premier préposé au service cinématographique de l’Empire Marketing Board, ce dernier est envoyé pour une durée de quelques mois à Ceylan (ancien nom donné au Sri Lanka) dans l’optique d’y tourner quatre travelogues destinés à promouvoir la manufacture du thé. À son retour, l’EMB est déjà démantelé. Il profite de cette situation – et du fait de ne plus avoir de « créanciers » sur le dos – pour transformer sa quadrilogie originelle en un seul moyen métrage : Song of Ceylon (1934). Détourné de son propos initial après moult remontages, le film de Wright s’applique désormais à cerner les us et coutumes et pratiques culturelles traditionnelles des insulaires, tout en alertant sur la menace de l’occidentalisation qui les guette.

Salué comme un chef-d’œuvre par l’écrivain Graham Greene lors de sa sortie, Song of Ceylon nous convie à un voyage enchanteur, portant la grâce d’une nature sauvage et de paysages divins. À cela se greffe une dimension anthropologique menant droit aux réminiscences de Legong de Henry de la Falaise (1935) et aux récits d’expédition du Marquis de Wavrin. Témoignant admirablement des liens profonds qui unissent les Ceylanais à leur terre natale, le film est cependant terni par un regard colonial de mauvais aloi. En effet, et ce malgré une approche nuancée lui permettant d’afficher le respect qu’il porte aux personnes filmées, on perçoit chez Basil Wright une fâcheuse tendance à se vautrer dans un exotisme outrancier. Cette maladresse est cependant compensée par une bande-son d’une infinie richesse, mêlant sons électroniques et analogiques, ce qui la rend étonnamment avant-gardiste pour l’époque.

C’est en vue d’y mettre à profit ses compétences en matière de son qu’Alberto Cavalcanti est convié par John Grierson à rejoindre les rangs de la GPO Film Unit. Natif du Brésil, il oeuvra, durant les dernières années de son séjour à Paris, au sein de Paramount France, à titre de « préposé aux remakes » de talkies américains en version française. Figure familière des milieux d’avant-garde français des années 1920, il est aussi décorateur7 et sa carrière de cinéaste8 fait l’objet d’une grande admiration de la part des membres de l’unité. Le passage de Cavalcanti au sein de celle-ci sera marqué par la réalisation de Coal Face (1935), une radioscopie sans concession de l’industrie charbonnière britannique. Le succès rencontré par ce film est tel que son auteur éclipsera Grierson au titre de figure de proue de l’équipe.

Si l’on resonge à Misère au Borinage (1933), qui plonge lui aussi dans l’univers des mineurs, force est de constater que le film de Cavalcanti s’inscrit aux antipodes de celui de Strock et Ivens. Fini le misérabilisme complaisant, et place à un portrait optimiste du travail minier, que l’on devine fallacieux car motivé par des intérêts propagandistes. Non seulement Coal Face met en avant les bienfaits de l’exploitation charbonnière, mais il rend compte des (supposés) avantages qu’auraient les ouvriers à pratiquer l’extraction de la houille. Le cinéaste n’omet toutefois pas d’alerter sur les dangers encourus par l’exercice d’une telle profession, à commencer par les risques de blessure ou de mort. Voilà qui contribue à éloigner le film des productions « éphémères » (comme dirait Rick Prelinger) au sens traditionnel.

La période anglaise d’Alberto Cavalcanti est ponctuée d’œuvres de commande, dont la vocation de satisfaire aux directives ministérielles relègue toute velléité artistique au second plan. Ce n’est qu’à son retour au Brésil – lors duquel il signe notamment son sublime Chant de la mer (1953) – qu’il reviendra au cinéma poétique et crépusculaire, tantôt lumineux, tantôt désabusé, ayant jadis forgé sa réputation.

Que dire, en guise de péroraison, si ce n’est répéter combien il est malvenu de laisser ces joyaux croupir dans les voûtes poussiéreuses du cinéma britannique ? Certes, ces films nous apparaissent aujourd’hui comme pétris d’imperfections, voire comme inférieurs à leur mission, mais peut-être n’ont-ils pas encore livré tous leurs secrets…

Le chant de la mer de Alberto Cavalcanti (1953)


Notes

1 Tel est le nom donné à la collection du British Film Insitute. Elle contient environ 500 000 œuvres cinématographiques et télévisuelles, ce qui en fait le plus important fonds d’archives audiovisuelles au monde.

2 La majorité d’entre elles, numérisées et restaurées au cours de l’année 2008, ont été incluses dans le coffret DVD Adressing the Nation: The GPO Film Unit Collection Volume 1, disponible à la vente sur amazon.ca et sur le site du BFI.

3 À noter que ces deux derniers finiront mari et femme.

4 Elle devient alors la Crown Film Unit. Cette situation conduit l’essentiel des membres de l’unité précédente à quitter le navire. Seuls Hemphrey Jennings et Basil Wright emboîteront le pas. La CFU peut toutefois compter sur la participation d’artistes de renom tels que Lotte Reiniger et Anthony Asquith.

5 Certaines sources affirment qu’il fut très marqué par Dr. Wise on Influenza (1919), œuvre charnière de cette cinématographie.

6 Dans le même ordre d’idée, il se montrera très critique envers The Things I Cannot Change de Tanya Tree (1967), un documentaire onéfien scrutant le quotidien d’une famille modeste. Il pointe du doigt la pseudo-objectivité puritaine dont fait preuve le film. Or, dans le langage griersonien, est considéré comme « documentaire » tout film réussissant à atteindre l’essence du réel sans pour autant sacrifier les marques de subjectivité de son auteur.e…

7 On songe aux flamboyants décors Art déco de L’Inhumaine (1924) et Feu Mathias Pascal (1925), deux chefs-d’œuvre signés par Marcel L’Herbier.

8 Outre le célèbre Rien que les heures (1926), elle fut marquée par En rade (1927), une tragédie portuaire à l’ambiance désabusée qui n’est pas sans rappeler Fièvre de Louis Delluc (1921) et The Docks of New York de Josef von Sternberg (1928), et qui annonce Le Quai des brumes de Marcel Carné (1938).

Image d’ouverture : Drifters de John Grierson (1929)

 

 

 


28 avril 2021