Hommage à Réal La Rochelle
par Marcel Jean
Critique, professeur, spécialiste de l’oeuvre de Denys Arcand, Réal La Rochelle est décédé le 27 décembre dernier. En mémoire de cet homme qui a tant marqué la cinéphilie québécoise, nous republions le portrait que lui consacrait Marcel Jean dans le numéro 147 de la revue 24 Images, juin-juillet 2010, dans le cadre de la série « Histoire de la critique au Québec ».
LE CHANTRE DU CINÉMA SONORE
Fondateur de la Phonothèque québécoise, biographe de Denys Arcand, professeur, Réal La Rochelle est l’une des figures singulières de la critique de cinéma au Québec depuis cinq décennies. Sa trajectoire côtoie l’évolution des revues de cinéma et est d’une certaine façon caractéristique des transformations de la société et du cinéma québécois.
Dans sa préface à Cinéma en rouge et noir (1), recueil des critiques de Réal La Rochelle, Robert Daudelin écrit ceci : « La route de Réal La Rochelle est curieusement balisée. À la limite du malaise. Marx et l’héritage catholique, la pédagogie et la distribution de films, mais aussi Pasolini et Demy, Groulx et Godard, Cukor et Arcand. » (2) On ne saurait mieux résumer ce parcours de prime abord surprenant, Réal La Rochelle s’étant fait remarquer, au cours d’une longue carrière de critique, par une série d’enthousiasmes pouvant sembler incompatibles. Un exemple ? En 1968, La Rochelle rencontre George Cukor à Hollywood. L’entrevue est publiée (le critique collabore alors à la très catholique revue Séquences). S’ensuit un travail approfondi sur l’œuvre du plus grand des directeurs d’actrices. Mais, en parallèle, La Rochelle quitte Séquences et participe à la fondation de la très gauchiste revue Champ libre. Voici donc que cette revue annonce, dans son premier numéro, qu’elle publiera bientôt des « Notes de recherche sur George Cukor et la problématique de la créativité/production à Hollywood (dialectique film d’auteur/film de système) ». George Cukor trouverait donc une place dans une revue marxiste ! Avons-nous bien lu ? Tout La Rochelle est là, qui parvient à réconcilier ses convictions politiques fraîchement acquises avec son admiration pour un cinéma classique parmi les classiques. Finalement, le critique ne publiera pas ses notes sur Cukor dans Champ libre, le radicalisme marxiste-léniniste l’ayant entraîné ailleurs. Il nous en livrera plutôt une ébauche dans Cinéma en rouge et noir, plus de 20 ans après.
Mais si Réal La Rochelle occupe aujourd’hui une vraie place dans l’histoire de la critique au Québec, ce n’est pas tant pour ses changements de cap ni même pour son engagement dans l’aventure de Champ libre (3). Ce n’est pas non plus parce qu’il a signé des textes dans une étonnante variété de publications : Séquences et Champ libre, on l’a dit, mais aussi En lutte !, Format Cinéma, 24 images et Ciné-Bulles, pour ne nommer que les principales. C’est plutôt qu’il a su, pratiquement seul ici, amener le discours critique sur le terrain du son. En effet, La Rochelle a milité, en particulier à partir de la décennie 1980, pour un véritable audio-visionnage des films, pour une critique prenant en compte la dimension sonore tout autant que la dimension visuelle du cinéma. De ce fait, il s’est retrouvé très tôt dans une mouvance comptant des noms comme le critique français Michel Chion et l’universitaire et auteur Michel Marie. Cela va d’ailleurs amener La Rochelle à diriger la publication, en 2002, d’Écouter le cinéma (4), volumineux ouvrage collectif explorant la dimension sonore du cinéma. En introduction à ce livre, il écrit : « La prise en charge du son au cinéma n’a pas encore traversé l’ensemble des pratiques d’analyse et de promotion des médias. L’idéal, dans la réception et la perception du cinéma, est d’arriver, selon le beau titre de la revue française, à « écouter /voir » les films. Mais l’accès à cette globalité n’est pas évident. Il n’y a pas de tradition au regard de la réalité audio/visuelle filmique et il faut un certain effort pour y aboutir. » (5)
Né à La Sarre, en Abitibi, en 1937, La Rochelle se passionne très tôt pour l’opéra, art auquel il a accès grâce aux retransmissions radiophoniques du Metropolitan de New York. Cette passion l’amène d’ailleurs à publier un ouvrage important sur le phénomène de la radiodiffusion d’opéras au Québec (6). Or, le hasard faisant bien les choses, le jeune critique, mandaté par Le Devoir, se rend au festival de Cannes pour la première fois en mai 1964, soit l’année où Demy remporte la palme d’or avec Les parapluies de Cherbourg. La Rochelle est émerveillé. Dans Le Devoir, il consacre deux textes au film de Demy, cinéaste qu’il qualifie de « poète lyrique » et de « musicien dans l’âme ». À la même époque, La Rochelle, actif dans le mouvement des ciné-clubs, prépare un dossier sur le son au cinéma qu’il livre lors d’un conseil national. Au printemps 1965, il se rend à Annecy, pour le festival d’animation, et y voit La gazza ladra de Giulio Gianini et Emanuele Luzzati, éclatante illustration en papier découpé de la musique de Rossini. Nouvelles révélation pour le critique qui voit de nouveau ses deux passions réunies. Luzzati lui fait même cadeau d’un petit dessin représentant la pie voleuse de son film.
Au fil des ans, La Rochelle va creuser le sillon du son au cinéma, s’intéressant sous cet angle à Bernard Herrmann et à Hitchcock, interviewant le musicien et concepteur sonore Michel Fano, attirant l’attention sur les expériences de Pierre Hébert et de Fernand Bélanger avec des musiciens comme Robert Marcel Lepage, Jean Derome et René Lussier, ou encore avec le concepteur sonore Claude Beaugrand.
Son intérêt marqué pour le travail de Denys Arcand s’inscrit d’ailleurs dans cette foulée : comme La Rochelle, Arcand est amateur d’opéra, ce qui transparaît dans son œuvre depuis au moins Réjeanne Padovani. Ses films sont ainsi truffés d’allusions musicales, reprenant même parfois des structures opératiques (et plus souvent encore tragiques). De plus, le cinéaste et le critique partagent un même réservoir de références culturelles, qui vont de l’éducation catholique à un passé politique de gauche, en passant par les humanités classiques et leur intérêt pour Brecht. La Rochelle est sensible à cette esthétique qu’il se plaît à décortiquer et à mettre en perspective, ce qui l’amène à défendre même les œuvres les moins bien reçues d’Arcand (pensons à Stardom). En fait, mis à part un texte de 1971, publié dans une monographie consacrée à Arcand (7), texte dans lequel La Rochelle, en pleine ferveur marxiste, émet une série de réserves sur l’ensemble des films composant la filmographie du cinéaste, le critique soutiendra de manière inébranlable le cinéaste. C’est donc logiquement que le critique, qui a connu celui qui allait devenir l’auteur des Invasions barbares dès le début de la décennie 1960, à l’Université de Montréal, devient son biographe lorsqu’il signe Denys Arcand. L’ange exterminateur (8).
Aujourd’hui, à 73 ans, celui qui a longtemps mené en parallèle une carrière d’enseignant (principalement au cégep Montmorency, à Laval) continue d’écrire avec la même ferveur.
1. Réal La Rochelle, Cinéma en rouge et noir, Triptyque, 1994.
2. Idem, p. 9.
3. Pour plus de détails concernant Champ libre, se référer à l’article intitulé « Champ libre, l’histoire authentique du critique avalé par le militant », 24 images, n° 145, p. 32-33.
4. Écouter le cinéma, Les 400 coups.
5. Op. cit., p. 8.
6. L’opéra du samedi. Le Metropolitan à la Radio du Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2008. Signalons aussi que La Rochelle a publié, dès 1988, un ouvrage consacré aux enregistrements de Maria Callas : Callas. La diva et le vinyle, Montréal et Grenoble, Triptyque et La vague à l’âme.
7. La Rochelle signe alors la présentation d’un petit ouvrage collectif intitulé Denys Arcand et édité par le Conseil québécois pour la diffusion du cinéma (CQDC).
8. Denys Arcand. L’ange exterminateur, Leméac, 2004.
30 Décembre 2015