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Chroniques

Hommage à Satoshi Kon

par Bruno Dequen

Les débuts de Satoshi Kon dans le cinéma sont parfaitement représentatifs du système japonais. Après avoir fait ses premiers pas dans le manga jusqu’au début des années 1990, Kon est engagé comme animateur et concepteur de décors sur une série de films directement réalisés pour la vidéo (les OAV). Lié depuis ses débuts au grand Katsuhiro Otomo (le père d’Akira), qui l’utilisa comme assistant, dessinateur et animateur, il obtient finalement la visibilité qu’il attendait grâce à sa participation majeure (comme animateur et scénariste) à un segment du projet collectif Memories dirigé par Otomo en 1995.

Cette expérience lui permettra de réaliser en 1997 Perfect Blue, un projet de longue date sur la désintégration mentale d’un chanteuse pop qui pense être poursuivie par un psychopathe. Les thèmes particulièrement adultes du film, mais aussi l’exploitation intelligente d’un scénario jouant sur les multiples niveaux de réalité subjective, réussiront à faire du film un énorme succès. Un succès surprenant pour un film qui avait alors été conçu pour la vidéo, et dont les moyens n’étaient pas ceux des autres exportations majeures de l’époque (Miyazaki et Mamoru Oshii bénéficiaient de moyens beaucoup plus importants que Kon).

En 2002, Kon poursuit dans la même veine avec Millenium Actress. Interviewée chez elle par deux journalistes télé, une vieille actrice japonaise raconte sa carrière. Or, les souvenirs personnels se mêlent rapidement aux souvenirs de tournage, et le tout se complique lorsque l’équipe télé se met à intervenir physiquement dans les souvenirs de notre héroïne. Une nouvelle fois, réalité, fiction et fantasmes sont entremêlés dans un récit complexe tissant le portrait d’une femme ayant marqué malgré elle l’âge d’or du cinéma japonais. Époque à laquelle Kon rend hommage à travers le pastiche de nombreux films et genres de l’époque, du Château de l’araignée de Kurosawa aux drames familiaux d’Ozu. Sans parler du fait que le parcours de l’actrice du film possède plus qu’un air de ressemblance avec celui de Setsuko Hara, l’actrice mythique disparue subitement en 1963 pour vivre seule et en secret dans un village.

En 2003, Kon semble rompre avec cette complexité narrative dans Tokyo Godfathers, la énième adaptation du roman The Three Godfathers de Peter B. Kyne, dont John Ford avait réalisé deux adaptations en 1919 et 1948, sans parler de Coline Serreau qui en a repris la prémisse pour Trois hommes et un couffin. Chez Kon, la base du récit est la même.  Trois lascars découvrent un bébé abandonné. Sauf que le terrain de jeu est cette fois-ci le milieu interlope du Tokyo contemporain (les trois héros sont des clochards), et les personnages sont un groupe assez bizarrement assorti (un alcoolique, un travesti et une adolescente débrouillarde). Ce film est jusqu’à maintenant l’œuvre la moins estimée de Satoshi Kon, à qui de nombreux critiques ont reproché la tiédeur de la mise en scène et une tendance vers le réalisme qui questionnait la nécessité même du médium animé.

Ces critiques ont été immédiatement éteintes par les deux œuvres magistrales que réalisera Kon entre 2004 et 2007. La première, Paranoia Agent, est une série télévisée de 13 épisodes sur la vie d’une banlieue de Tokyo perturbée par les agissements d’un mystérieux tueur en série armé d’une batte de baseball. Réussissant une nouvelle fois à abolir toute distinction entre réalité et illusion mentale, Kon atteint avec cette série l’apogée de son œuvre. Il créé de toute pièce une ‘société mentale’, une représentation aussi juste qu’inquiétante du Japon actuel et des zones d’ombre de sa psyché. Enfin, le triomphe de Paprika en 2007 viendra confirmer l’immense talent du monsieur.

Malgré son énorme influence, Satoshi Kon n’a pas été exempt de critiques. Empruntant de nombreuses techniques (du point de vue de la prise de vue et du montage) et genres (le drame psychologique, le thriller) propres au cinéma ‘live’, Satoshi Kon s’est souvent vu questionner par rapport à son choix de médium. La réception de ses films est de ce point de vue assez similaire à celles qu’a vécu Isao Takahata à de nombreuses reprises (pour Le Tombeau des lucioles et Souvenirs goutte à goutte, notamment). « Pourquoi avoir fait ce film en animation, alors qu’il aurait été possible de le faire en live? » Or, Kon a toujours affirmé qu’il n’aurait jamais vu ses films autrement qu’en animation. Et il a raison. Car l’animation a ceci de spécifique qu’elle n’a pas de référent réel. Tout est construction. Il n’y a jamais eu que des dessins, et ceux-ci n’ont même jamais été en mouvement. De ce fait, toute représentation est égale, puisque tout est fabriqué. Contrairement aux films ‘live’ utilisant des effets d’animation venant rompre l’illusion de réel (malgré tous les progrès techniques, ces effets se remarquent nécessairement, puisqu’ils n’ont de valeur que si nous pouvons les nommer), l’animation n’a pas de réel. Ainsi, non seulement les thématiques de Kon (perte du réel et confusion des niveaux de conscience) sont parfaitement exploitées par le médium animé, mais le spectateur est véritablement happé dans un univers instable dans lequel il n’a plus de points de repère. Paranoia Agent est de ce point de vue l’aboutissement de cette démarche, l’œuvre la plus angoissante et la plus visionnaire de Satoshi Kon. Avec sa mort, l’animation perd l’une de ses voix les plus fortes.

 


23 juin 2013