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Chroniques

I Love Your Work – Jonathan Harris

par Patricia Bergeron

Dernière œuvre interactive de Jonathan Harris, I Love Your Work ne déçoit pas et nous rassure même sur la continuité de la démarche de l’auteur. Jonathan Harris est un artiste prolifique. Après l’éclatant We Feel Fine (2007) où combinant code et design, Harris proposait une visualisation de l’humeur des gens à travers la planète avec des minis particules prises sur des blogues avec les mots I’m feeling, I feel… Déjà avec ce projet, Harris dévoilait ses intentions et obsessions artistiques ; les empreintes, les histoires, tout collectionner et s’y perdre.

En 2008, il part pendant 9 jours à Barrow en Alaska, filmant la chasse à la baleine. Il prend une photo à toutes les cinq minutes. Quand la tension/excitation monte, comme les battements de son cœur, il appuie plus souvent sur le déclencheur. The Whale Hunt est une histoire toute simple, linéaire mais qu’Harris s’amuse à déconstruire et nous propose à travers des interfaces graphiques très soignées de visiter l’histoire autrement. Il y a eu aussi Ballons of Buthan. Harris est aussi concepteur de Cowbird, un outil collaboratif pour raconter des histoires et une librairie publique d’expériences humaines.

Ses obsessions n’ont guère changé. Mais avec son dernier projet, il se permet de ratisser plus large et d’explorer le monde documentaire ; capter de très proche le réel, avec une présence physique, une confiance à instaurer et un récit à construire. Il troque la photo pour la vidéo et se penche sur le quotidien de neuf femmes vivant à New-York qui travaillent toutes dans la production d’un film porno lesbien. Le sujet peut sembler jouer sur le catchy, sexy et spectaculaire pour attirer du public. En fait, ça ne l’est pas.

J’ai pris rendez-vous pour parcourir le projet Iloveyourwork.net. Inscription facile, sécuritaire, simple. Par la suite, j’ai reçu 3 courriels de la part de Jonathan Harris. Simplement rédigés, loin de l’automatisation, j’ai vraiment cru que Jonathan s’adressait à moi personnellement. Il m’a suggéré de tout annuler mes rendez-vous (près de 6 heures de visionnement), de me coucher tôt, de trouver une endroit convenable pour visionner le projet (on est dans le monde du porn, soft, mais quand même). Une correspondance efficace. Et à l’heure dite, j’ai reçu le lien pour démarrer mon exploration. Le projet m’était ouvert pour une période de 24 heures. Jonathan envoie également le lien des neuf autres personnes qui comme moi, entrent dans son univers. Dix spectateurs maximum par jour. Intéressant.

I Love Your Work, c’est 10 jours dans la vie privée de 9 femmes qui travaillent, de proche ou de loin dans la production d’un film porno lesbien tourné à New York. Jincey, Jess, Nic, Ryan, Dylan, Ela, Luna, Dolores & Joy. C’est 2 202 clips de 10 secondes, à cinq minutes d’intervalles, pendant 10 jours. Harris nous plonge dans la réalité de ceux et celles qui produisent le fantasme. Et cette réalité est somme toute assez terre à terre… Rien de surprenant. Harris démarre avec Jincey, qui réalise et produit un film porno qu’avec des femmes. Le film s’intitule Therapy. On passe la journée avec elle. Coups de téléphone, prise de rendez-vous, paiements de factures, aller chercher l’équipement, ça ressemble à la vie de productrice (!). Ce qui devient persistant et intéressant, c’est la présence d’Harris. Très proche, seul avec ses protagonistes, ne leur laissant aucun répit d’absence, car à toutes les cinq minutes, pour 10 secondes, il capte. La seule pause permise, le dodo. Chaque femme fait le relais avec la suivante, ce qui crée des rencontres intéressantes, déplaçant du coup la relation privilégiée de la protagoniste avec Harris, avec cette autre femme, qui elle aussi sera suivie pendant 24 heures.

Les femmes se ressemblent et divergent à la fois. Certaines plus bavardes, certaines plus assumées, d’autres débutantes, d’autres plus timides mais chacune à leur façon ont une complicité avec Harris, sans jamais créer de malaise. Les silences sont bienvenus. On parle de sexualité, de féminité, d’intimité, de dépression, de la guerre des genres, de féminisme, de peur et d’amour. Sans oublier la ville de New York. Actrice toute naturelle avec ses métros, taxi, nuits colorées, ses restos, ses foules, ses quartiers.

Harris montre peu de porno mais montre tout le reste. Et c’est comme si tout devenait porno. L’épilation, manger au restaurant, se masturber, discuter de lumières sur le set, se coucher, attendre le métro. Harris nous fait réfléchir sur notre consommation d’images et sur notre obsession à la capter. Le découpage de la réalité à toutes les 5 minutes découpe aussi notre vision de la création du fantasme. C’est beau et c’est triste à la fois. Ça repositionne notre vision de ce monde inaccessible et trop accessible à la fois. Sexualité, exhibition, désir, normalité. Harris expliquait en entrevue à Slate.com: « I think porn plays a complicated role in many of our lives. Most men (and many women) watch porn, but very few admit it. It is simultaneously ubiquitous and hidden. For most of us, porn is a series of fantasies, engineered to make us feel aroused, always slightly out of reach, and usually experienced in private. I wanted to understand the realities of the people who produce those fantasies. I wondered what their fantasies would be like. I wondered what it was like for them to be objects of anonymous desire, and, in turn, what they desired. »

À l’instar de son projet The Whale Hunt, Harris récidive avec sa logique d’interface. Une tapisserie de l’expérience dans sa totalité, un timeline pour suivre une expérience plus linéaire et l’interface des talents – les 9 femmes présentées. Visuellement, la tapisserie est chaude, orange, couleur peau, très féminine aussi. Sa caméra est tendre, proche, intime et révélatrice.

Jincey Lumpkin, la réalisatrice et productrice, qui a initié le projet avec Jonathan et qui a présenté les autres filles à Harris, écrit un blogue assez sympathique sur HuffPost Gay Voices. Lors du dévoilement du projet, elle écrivait un billet avec un titre qui résume très bien le projet I Love Your Work. « Being Naked in Public and Feeling Naked in Private. »

I Love Your Work - Jonathan Harris

Distribution

Plus, Harris expérimente un mode assez unique d’introduction à son projet. Je souligne unique car peu de créateurs sur le web ont la prétention et l’audace de faire payer les spectateurs. On est « tellement » habitués à la gratuité dans la navigation sur le web, que ce soit pour la vidéo ou le webdoc. Alors qu’ici, Harris demande 10$ pour pénétrer dans l’univers proposé. Plus, il impose une limite de visiteurs par jours. 10$ et maximum 10 internaute par jour. Rapidement, les dates du mois de mai sont devenues « sold-out ». Ça crée de la primeur !

Harris s’interroge sur la « valeur » du contenu numérique pour les artistes de sa trempe. Er avec raison Son procédé n’est pas si original. On pait nos billets à saveur culturelle depuis des lunes. Mais en ligne, c’est assez inédit. Et 10 internautes par jour, c’est peu me direz-vous ? Ce qui rajoute, à mon avis, à la valeur de notre visite. De plus, Harris jour à l’opposé du monde qu’il nous invite à visionner. La porno est imposante sur le web. Harris le souligne dans une entrevue, les industrieux de la porno ont été des visionnaires sur le web – paiement en ligne, gratuité versus abonnement, la vidéo, etc. Et que nous soyons peu nombreux par jour à parcourir son projet fait aussi du sens par rapport à son sujet. Une intimité rarement et délicatement partagée avec des protagonistes.

I Love Your Work, un documentaire interactif de Jonathan Harris. Cru, nu, authentique.


2 août 2013