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Chroniques

IN SITU – JOSHUA FRANK, YEN CHAO-LIN ET ALISI TELENGUT

par Samy Benammar

Débuté en 2022 dans un contexte postpandémique encore contraint par des restrictions sur les déplacements internationaux, le programme IN SITU de la lumière collective propose une vitrine singulière sur le travail d’artistes canadiens. Chacun des programmes est un lieu de rencontre entre deux cinéastes et un musicien.

Deux grandes thématiques ont traversé le programme « Joshua Frank, Yen Chao-Lin et Alisi Telengut » présenté le 7 février dernier : le touché et le territoire.  La séance a commencé par une sélection qui alternait les films de Alisi Telengut et Yen Chao-Lin, nous renvoyant d’un univers à l’autre pour les éclairer mutuellement. Si l’on serait tenté de rapprocher leurs pratiques sur la base d’un attachement partagé au continent asiatique – la première d’origine Mongole, la seconde de Taïwan tandis que – c’est plutôt dans la sensibilité matérielle de leurs regards que la connexion s’établit.

Les deux premiers courts métrages de Yen Chao-Lin[1] ont donné le ton. D’abord Super 8 footage: George W. Reed Factory (2007), un essai expérimental se concentrant sur les ruines d’un lieu, a introduit un questionnement essentiel sur l’espace. Une caméra vacillant entre les piliers et un développement à la main donnaient une texture qui signalait un mouvement double : celui du corps présent et celui des corps passés qui ont un jour pris ce même chemin. From Within (2015) a pris la suite en introduisant l’animation image par image, consolidant le rapport de bricolage et de tactilité au cœur du travail de Yen Chao Lin. Les formes s’agitaient dans un jeu d’ombres à la frontière de l’enfance, ramenant un rapport spirituel au geste qui déplaçait, entre les photogrammes, chaque fragment de l’animation.

From Within (2015)

Comme un écho, les techniques d’animation d’Alisi Telengut ont été introduites dans le programme par le film Tears of Inge (2013). À la suite des deux propositions de Yen Chao-Lin, mon regard a pénétré dans cette œuvre avec une conscience aiguë du geste et de l’espace. Une disposition permettant de saisir immédiatement la démarche d’Alise Telengut. Dans Tears of Inge, une légende nomade racontée en mongole par la grand-mère de la cinéaste accompagnait une animation principalement constituée de paysages et d’animaux. La technique employée imposait une lenteur dans les mouvements effectifs (les déplacements de formes par exemple) mais la réutilisation de la même surface de peinture créait des variations de matière qui provoquaient une étrange sensation, entre immobilité et frénésie, afin d’incarner des récits ancrés dans l’Histoire tout en révélant son poids politique contemporain. Le travail d’Alisi Telengut se pense comme des variations autour de couches de peinture qui se transforment en un territoire que viennent habiter des voix (principalement autochtones). Si sa démarche reste énigme et en partie insaisissable, elle n’est cependant jamais hermétique parce qu’elle privilégie la sensation au discours. D’un film à l’autre, la technique reste la même mais les nuances nous font glisser de la colère au recueillement montrant l’éventail des communautés autochtones sur une échelle internationale et créant des ponts entre des expériences qui résonnent tout en conservant leurs spécificités.

Tears of Inge (2013)

Plus tard, les couleurs délavées de The Spirit Keepers Of Makuta’ay (2019), le plus récent film de Yen Chao-Lin, nous ont entrainés dans l’intimité rituelle des côtes de Taiwan. Ces photogrammes aux couleurs changeantes semblent répondre aux peintures animées en nous ramenant à la prise de vue réelle. Le regard touche la matière et nous garde à distance par un voile mauve qui protège les gestes. Mon attention s’est arrêtée sur un gros plan. On y voit un pied s’agiter dans un mouvement pris entre régularité rythmique et syncope rituelle. On se demande alors si ce pas appartient à une tradition, si la cheville, dans une répétition transgénérationnelle, se fait l’écho de tous ceux qui, avant lui, ont frappé ce même rythme.  Mais le pied, comme les formes dans les films d’Alisi Telengut, devient un autre geste. Il actionne une machine apportée par l’occident pour instrumentaliser le corps, transformer la danse en mouvement mécanique. Il devient un rêve teinté de plusieurs sens qui se refusent mutuellement mais ne peuvent pas exister l’un sans l’autre.

The Spirit Keepers Of Makuta’ay (2019)

Enfin, après un entracte, Joshua Frank a proposé une performance musicale sous les yeux encore chargés des histoires qui viennent de défiler sur l’écran. Dans un dispositif minimaliste composé d’une basse électrique et d’un looper, le cinéaste-musicien a frotté les cordes, effleuré le son pour nous transporter dans un espace sonore tout aussi délicat que l’orfèvrerie du cinéma d’animation. Puis sa main a percuté le manche, déchiré la corde comme pour rappeler que la douceur garde toujours l’écho d’une violence.

À la suite de ce premier programme de l’édition 2024 de IN SITU, j’ai invité les trois artistes à répondre à cette question qui m’apparaît centrale dans la mission de la lumière collective et tout particulièrement dans le cadre de cette série. Que signifie pour vous l’idée d’ « être ici » ?

Alisi Telengut

Le concept de « être ici » me renvoie à une présence physique en un lieu spécifique et à la participation à des situations liées à ce lieu. Cette notion englobe probablement les actions de déplacement et de voyage pour atteindre une destination. Même si j’ai eu la chance de voyager ces dernières années post-pandémiques, il est toujours difficile d’accéder à certains endroits, ce qui ajoute un sentiment de préciosité à l’idée de « être ici » et de séjourner dans un lieu particulier. Dans le cadre de Baigal Nuur – Lake Baikal, j’avais prévu de visiter un lac en Sibérie depuis plusieurs années. Cependant, la guerre russo-ukrainienne en cours a malheureusement entravé mes projets. Le film réimagine le paysage immatériel et la formation du plus ancien et profond lac d’eau douce du monde. Le tout est animé à la main, en utilisant des objets palpables et trouvés dans mon quotidien durant la réalisation, alors que je me trouve à quelques milliers de kilomètres du lieu de tournage.

Joshua Frank

En tant que musicien, réalisateur de documentaires et directeur de la photographie, je perçois l’expression « être ici » comme état de conscience de ce qui nous entoure à un instant donné, que ce soit sur le plan visuel, sonore ou humain, et je m’efforce d’observer et de réagir à la manière dont les choses se déroulent. On est engagé dans le présent, en un sens, sans distractions ni pensées extérieures.

L’improvisation constitue un important levier créatif dans ma pratique musicale, et c’est aussi une composante essentielle de mon travail de réalisation documentaires. « Être ici » suggère une présence et une concentration intenses qui, presque paradoxalement, permettent un état de circulation constante et une anticipation du mouvement suivant.

Yen-Chao Lin

Lorsque tu me demandes quel sens accorder à l’expression « être ici », la première chose qui me vient à l’esprit c’est le classique de la spiritualité hippie Be Here Now de Ram Dass, paru en 1971. Le livre aborde la complexité d’une relation amour-haine qui décrit bien le rapport que j’entretiens avec l’industrie du bien-être. La religion, la spiritualité, les arts divinatoires et les traditions populaires sont autant de thématiques qui irriguent mon travail et mes recherches. Je m’intéresse également aux sectes, aux groupes à contrôle élevé et à la vénération des gourous occidentaux s’appropriant la spiritualité orientale.

Il serait nécessaire de réfléchir Be Here Now dans son contexte socio-politique pour mieux saisir les enjeux de son existence. Le mouvement New Age des années 1970 est le résultat d’une convergence idéologique au confluent de plusieurs phénomènes : la génération du baby-boom, le capitalisme, la naissance du modèle de la famille nucléaire, la guerre du Vietnam, le mouvement pour les droits civiques, et ce, au terme de plusieurs siècles d’exotisme et d’orientalisme fondés sur une fétichisation de l’autre.

Je me laisse peut-être submergée par un flot de pensées qui transforme tout en théorie. Mon calendrier est très serré en cette année 2024 qui pourrait être la plus occupée de mon existence. « Être ici », écrire devant mon ordinateur, travailler dans mon studio se charge d’un sens différent d’un jour à l’autre, d’une heure à la suivante. Dans ce tumulte, « être ici », c’est aussi procéder par ordre de priorité et s’assurer que mes collaborateurs et sous-traitants disposent de toutes les informations nécessaires pour mener à bien notre travail commun.

[1] La plupart de ses premiers courts métrages sont disponibles ici http://yenchaolin.com/film/animation-super-8-16mm/

Crédit photos : Samy Benammar


13 février 2024