Chroniques

Index de films qui osent

par 24 images

Le nouveau numéro de 24 images vient de paraître, avec un copieux dossier qui arpente le vaste champ du sexe à l’écran. Celui-ci est complété par un index de « 80 films qui osent », témoignant de l’évolution des représentations du sexe au cinéma. Nous vous offrons ici une petite sélection de 13 textes qui en sont extraits. Procurez-vous votre exemplaire du numéro en librairie ou commandez-le sur notre boutique en ligne.

 

UN CHANT D’AMOUR
Jean Genet / France / 1950
Seul film réalisé par l’auteur, en 1950, Un chant d’amour, aussitôt traqué par la censure française, ne put sortir du placard qu’au début des années 1970. En noir et blanc et sans dialogues, il aborde frontalement la représentation du désir homosexuel à l’écran, sujet longtemps tabou au cinéma. C’est donc ce thème qui bouscule le plus le censeur putatif, illustrant la circulation du désir entre deux prisonniers et surtout impliquant la remise en question du rapport à l’autorité, alors dévoyée par le voyeurisme du gardien. À l’évidence, le regard déviant de celui-ci alimente son désir inavoué (le canon du pistolet dans la bouche du détenu). De quoi exacerber la tension chez le prisonnier frustré qui le provoque et qui s’en nourrit à son tour pour fantasmer, se sachant observé à travers l’œilleton de la porte pleine de sa cellule. Un plaidoyer par l’absurde du droit à la différence et à la liberté d’expression. – Gilles Marsolais

 

LA BÊTE AVEUGLE (Mōjū)
Yasuzō Masumura / Japon / 1969
Un sculpteur aveugle kidnappe une jeune femme et l’entraîne dans son antre orné de sculptures monumentales des différentes parties du corps féminin. Commence alors un jeu du chat et de la souris, qui ne demeurera pas toujours à sens unique… Adapté du roman d’Edogawa Ranpo, Mōjū est peut-être l’une des rencontres les plus extrêmes du cinéma avec la sexualité: l’univers de l’artiste aveugle, Pygmalion fou qui s’est bâti dans l’obscurité un véritable temple du toucher, place le spectateur dans une position de voyeur absolu, au sein d’un espace aussi mental que charnel, loin de tout réalisme. Masumura pousse à leur paroxysme la logique du bourreau et de la victime ainsi que la représentation d’une sexualité quasi-existentialiste : la petite mort et la grande ne font plus qu’une, les corps se dévorent à mesure qu’ils entrent en symbiose, les êtres s’aiment autant qu’ils se haïssent. Une apothéose de trouble et de fascination. – Apolline Caron-Ottavi

 

WR : LES MYSTÈRES DE L’ORGANISME
Dusan Makavejev / Yougoslavie / 1971
Le cinéaste est une figure du cinéma d’avant-garde des Balkans. Audacieux, loufoque, politique, son film WR : Les mystères de l’organisme a été interdit par le régime de Tito et a poussé l’auteur à l’exil. Dusan Makavejev s’est reconnu dans la personnalité de Wilhem Reich, élève de Freud, prosélyte de l’amour libre et défenseur de l’énergie sexuelle. Difficile de décrire ce long métrage complexe, qui est à la fois une réflexion critique sur la pensée de Reich (images tournées aux États-Unis dans la maison où vécu le psychanalyste, discussions d’étudiants sur les théories de la famille de W.R., etc.) et une fiction sur un socialisme hédoniste défendu par une militante. Amoureuse d’un patineur étoile soviétique, celle-ci rallie des travailleurs à son idée d’unir le politique à l’orgasme, le tout entrecoupé d’images de relations sexuelles, de pénis et d’extraits de films de propagande à la gloire de Staline. Burlesque, impertinent et débordant d’invention. – André Roy

 

FRITZ THE CAT
Ralph Bakshi / États-Unis / 1972
Premier film d’animation classé X aux États-Unis, Fritz the Cat est autant, si ce n’est plus, la création du réalisateur Ralph Bakshi que celle de Robert Crumb. S’il emprunte au dessinateur américain son univers graphique et son personnage emblématique – Fritz, un chat turbulent et dépravé navigant dans le New York interlope des années 1960 – Crumb s’est complètement dissocié du film dès sa sortie, rejetant son propos réactionnaire et sa condamnation de la gauche radicale. On trouvera effectivement à redire sur le contenu politique du film et sur ses représentations caricaturales, qui choqueront aujourd’hui beaucoup plus que sa sexualité débridée. Fritz the Cat n’en reste pas moins un film pionnier dans le domaine de l’animation, dynamitant les règles de bienséance et l’image enfantine et aseptisée des longs métrages animés, associés jusqu’alors à l’empire Disney. Même s’ils empruntent la même voie irrévérencieuse et grivoise, les deux films suivants de Ralph Bakshi, Heavy Traffic (1973) et Coonskin (1975), n’atteindront jamais la renommée considérable de leur prédécesseur. – Damien Detcheberry

 

THE DEVIL IN MISS JONES
Gerard Damiano / États-Unis / 1973
Justine, trentenaire vierge lasse de l’existence, se suicide. Malgré une vie exemplaire, ce péché lui vaut d’être envoyée en enfer où, dépitée, elle formule au diable une dernière requête : tant qu’à subir la damnation éternelle, autant avoir connu les plaisirs de la chair ! The Devil in Miss Jones est un des classiques de l’âge d’or du cinéma pornographique. Inspiré de Huis Clos de Jean-Paul Sartre, le film détonne par sa vision plutôt sombre du désir et de la sexualité. Si l’œuvre répond en grande partie aux horizons d’attente du spectateur, elle se distingue par la performance endiablée de Georgina Spelvin ainsi que par la réalisation austère de la scène du suicide inaugural, l’une des plus troublantes jamais filmées. Damiano distille un imaginaire judéo-chrétien empreint de culpabilité et de fatalisme qui élève le genre, et un malaise existentiel se dégage de l’ensemble, appuyé par des décors minimalistes, des dialogues dépouillés et la musique mélancolique d’Alden Shuman. – Éric Falardeau

 

JE, TU, IL, ELLE
Chantal Akerman / Belgique / 1974
Le premier long métrage de Chantal Akerman est aussi son plus sexuellement explicite : la réalisatrice, qui y joue le rôle principal (« Je »), masturbe un camionneur (« Il ») dans la seconde partie du film, puis fait l’amour avec une femme (« Elle ») dans la troisième. La longue étreinte entre les deux femmes, filmée dans un style hyperréaliste et en temps réel, constitue une scène érotique peu vue dans le cinéma européen de l’époque. Ce rapport frontal au corps et au désir, que Akerman a toujours refusé de qualifier de « féministe » ou de « lesbien », est existentiel plutôt qu’idéologique, instinctif plutôt que conceptuel – à l’image de l’œuvre de la cinéaste. Le désarroi, le besoin de briser la solitude, les tressaillements charnels, y sont représentés dans une mise en scène lente, âpre et dépouillée, avec une présence à la fois minimaliste et ultra-concrète des sons et des images. – Charlotte Selb

 

L’ANGE ET LA FEMME
Gilles Carle / Québec / 1977
Un ange ressuscite une femme assassinée par quatre bandits. Dans une maison isolée, ils vont s’aimer. Tourné avec un budget dérisoire, L’ange et la femme semble avoir été conçu pour que Gilles Carle exorcise la fin de sa relation avec Carole Laure, qui fut à la fois sa muse et sa compagne. Ainsi, sa caméra observe intensément les ébats entre l’actrice et Lewis Furey: fellation, pénétration, éjaculation, tout y est montré explicitement, sans souci de performance (nous ne sommes pas dans la pornographie) et dans une approche intime qui a peu d’équivalents au cinéma. – Marcel Jean

 

DESERT HEARTS
Donna Deitch / États-Unis / 1985
Nous sommes en 1959. Vivian (Helen Shaver), une universitaire new-yorkaise, débarque à Reno dans le Nevada afin d’obtenir un divorce rapide. C’est là qu’elle tombe sous le charme de Cay (Patricia Charbonneau), fille adoptive de la vieille dame un peu têtue chez qui elle loge (Audra Lindley). Cette adaptation d’un roman de Jane Rule, publié en 1964, est fréquemment citée comme l’une des premières représentations positives d’une relation amoureuse lesbienne au cinéma. Loin de l’objectification ou de la fétichisation de son sujet, la mise en scène de Donna Deitch laisse le désir s’installer lentement, à coups de regards furtifs, de souffles retenus, de sous-entendus insistants. C’est d’ailleurs cette pression soutenue qui confère une telle intensité à la scène, torride, où Vivian cède finalement aux avances de Cay. Porté par une distribution impeccable ainsi que par le plus bel assortiment de chemises Western de l’histoire du 7e art, Desert Hearts constitue un jalon incontournable dans l’histoire de la représentation du sexe au grand écran. – Alexandre Fontaine Rousseau

 

LES CONSPIRATEURS DU PLAISIR
Jan Švankmajer / République tchèque, Suisse, Royaume-Uni / 1996
Dans la vision surréaliste de Jan Švankmajer, le désir n’est pas lié à la recherche d’une intimité partagée, mais à l’assouvissement de fantasmes solitaires et obsessionnels. En mêlant aux prises réelles l’animation d’objets qui fait sa marque de commerce, le cinéaste tchèque trouve le moyen d’illustrer la barrière mouvante entre les pulsions immatérielles et l’expérience du monde physique d’une multitude de personnages singuliers. L’existence des protagonistes s’articule autour de plaisirs aussi énigmatiques que grotesques qui représentent un véritable moteur de création ; il y a du génie humain dans les efforts complexes, méthodiques et ingénieux qui permettent la réalisation de leurs fantasmes. Švankmajer ne parle pas seulement de sexualité, mais aussi peut-être de sa démarche artistique : la vie cachée et le potentiel érotique des objets l’intéressent, semble-t-il, encore plus que ceux des individus. – Elijah Baron

 

A SNAKE OF JUNE
Shin’ya Tsukamoto / Japon, / 2002
Un photographe érotique (Tsukamoto lui-même) s’éprend de Rinko (Asuka Kurosawa), professionnelle en apparence timide, cachant toutefois de fortes tendances exhibitionnistes. Nouvellement vêtue d’une minijupe de cuir, vibrateur portatif en main, elle se prête au jeu du voyeur, ignorant cependant tout des fantasmes de son mari, figure archétypale du salaryman impuissant qui découvrira, par l’entremise de cette liaison illicite, le vaste océan de non-dit qui submerge son couple. Tsukamoto campe ce délire psychosexuel dans une mégalopole mouillée par la pluie et les désirs, le tout tourné dans un bleu monochrome hypnotique et séduisant. Prolongement logique des chefs-d’œuvre cyberpunk que sont Tetsuo: The Iron Man (1989) ou Bullet Ballet (1998), Snake of June approfondit les thématiques chères à l’auteur : la relation entre le corps et la machine (ici, la caméra argentique) ainsi que l’aliénation urbaine et le refoulement des pulsions qui sous-tend la routine capitaliste. – Ariel Esteban Cayer

 

NUIT #1
Anne Émond / Québec / 2011
Filmée en format 1 :37, dans un décor presque abstrait éclairé parcimonieusement par Mathieu Laverdière, cette nuit d’amour passionné se transforme au petit matin en véritable introspection, aussi profonde que le lac Léman évoqué par Hubert Aquin dans le roman qui accompagne la protagoniste dans ses dérives. Pour Nikolaï, Clara n’est « qu’un corps qui danse, un corps qui baise ». Et pourtant ce corps qu’il explore tout au long d’une nuit l’oblige à sortir de sa coquille et essayer de rejoindre Clara qui, elle, tente désespérément de se frayer un chemin à travers le brouillard qu’elle définit avec une grande lucidité comme la vraie nature de sa vie, un brouillard qui l’empêche « d’appartenir au monde ». Anne Émond ne craint pas de filmer explicitement les scènes d’amour, mais elle le fait avec une forme de pudeur qui peut même évoquer Bresson. Un film dérangeant. Voyeurs s’abstenir ! – Robert Daudelin

 

KLIP
Maja Milos / Serbie / 2012
À Sarajevo, une adolescente (phénoménale Isidora Simijonovic), en voulant l’amour, se cherche du côté du sexe. Comme beaucoup de sa génération, elle est en mal de repères et en quête d’ancrages sociaux. Ses frontières sont floues et la réalité plus que jamais faussée. Bienvenue dans un monde cru et viscéral, où l’intime se capture et s’échange à l’occasion d’un jeu risqué qui entend redéfinir tout ce que vous pensiez savoir des relations entre jeunes. Il faut remonter au Kids de Larry Clark pour trouver un film aussi puissant, provocateur et original sur la jeunesse d’aujourd’hui. Oscillant entre l’extrême violence des sentiments et la grâce d’une tendresse cachée qui se manifeste là où on l’attend le moins, ce premier film d’une jeune cinéaste dérange assurément. Klip est un grand film polémique qui bouscule et bouleverse en cherchant la beauté là où le sexe fait très mal. – Julien Fonfrède

 

SO PRETTY
Jessie Jeffrey Dunn Rovinelli / États-Unis, France / 2019
On ne saurait trouver film plus en phase avec les enjeux contemporains liés à la sexualité puisque So Pretty, à travers le portrait d’une petite communauté transgenre dont la cinéaste fait partie, consacre la fin de la division binaire entre les sexes et filme les pratiques d’une jeunesse en quête d’une nouvelle forme d’amour libre. Adaptant le livre de Ronald M. Schernikau qui se déroulait dans le Berlin Ouest gay des années 1980, la cinéaste transpose dans le New York d’aujourd’hui les aspirations d’une génération transgenre politisée, sensible aux revendications des collectifs LGBTQIA+ et solidaire dans la reconfiguration d’un mode de vie fédérateur pour contrer la violence de la société. Avec minimalisme, Dunn Rovinelli filme en Super 16mm des scènes de la vie quotidienne, émaillées de questionnements, de lectures en miroir du roman d’origine, et de moments intimes où les corps s’enlacent tendrement, dégageant notre regard de toute assignation de genres associée aux sexes. Au cœur de cette bulle utopique qui prend forme, tout est doux, tout est simple, tout devient possible. – Gérard Grugeau

 


23 octobre 2020